Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Vitesse

J’ai vu une des nouvelles locomotives de l’Ouest, plus longue encore, plus haute, plus simple que les autres ; les rouages en sont finis comme ceux d’une montre ; cela roule presque sans bruit ; on sent que tous les efforts y sont utiles et tendent tous à une même fin ; la vapeur ne s’en échappe point sans avoir usé sur les pistons toute l’énergie qu’elle a reçue du feu ; j’imagine le démarrage aisé, la vitesse régulière, la pression agissant sans secousse, et le lourd convoi glissant de deux kilomètres en une minute. Au reste le tender monumental en dit long sur le charbon qu’il faudra brûler.

Voilà bien de la science, bien des plans, bien des essais, bien des coups de marteau et de lime. Tout cela pourquoi ? Pour gagner peut-être un quart d’heure sur la durée du voyage entre Paris et Le Havre. Et que feront-ils, les heureux voyageurs, de ce quart d’heure si chèrement acheté ? Beaucoup l’use­ront sur le quai à attendre l’heure ; d’autres resteront un quart d’heure de plus au café et liront le journal jusqu’aux annonces. Où est le profit ? Pour qui est le profit ?

Chose étrange, le voyageur, qui s’ennuierait si le train allait moins vite, emploiera un quart d’heure, avant le départ ou après l’arrivée, à expliquer que ce train met un quart d’heure de moins que les autres à faire le parcours. Tout homme perd au moins un quart d’heure par jour à tenir des propos de cette force, ou à jouer aux cartes, ou à rêver. Pourquoi ne perdrait-il pas aussi bien ce temps-là en wagon ?

Nulle part on n’est mieux qu’en wagon ; je parle des trains rapides. On y est fort bien assis, mieux que dans n’importe quel fauteuil. Par de larges baies on voit passer les fleuves, les vallées, les collines, les bourgades et les villes ; l’œil suit les routes à flanc de coteau, des voitures sur ces routes, des trains de bateaux sur le fleuve ; toutes les richesses du pays s’étalent, tantôt des blés et des seigles, tantôt des champs de betteraves et une raffinerie, puis de belles futaies, puis des herbages, des bœufs, des chevaux. Les tranchées font voir les couches du terrain. Voilà un merveilleux album de géographie, que vous feuilletez sans peine, et qui change tous les jours, selon les saisons et selon le temps. On voit l’orage s’amasser derrière les collines et les voitures de foin se hâter le long des routes ; un autre jour les moissonneurs travaillent dans une poussière dorée et l’air vibre au soleil. Quel spectacle égale celui-là ?

Mais le voyageur lit son journal, essaie de s’intéresser à de mauvaises gravures, tire sa montre, bâille, ouvre sa valise, la referme. A peine arrivé, il hèle un fiacre, et court comme si le feu était à sa maison. Dans la soirée, vous le retrouverez au théâtre ; il admirera des arbres en carton peint, des fausses moissons, un faux clocher ; de faux moissonneurs lui brailleront aux oreilles ; et il dira, tout en frottant ses genoux meurtris par l’espèce de boîte où il est emprisonné : « Les moissonneurs chantent faux ; mais le décor n’est pas laid. »

2 juillet 1908