Il est bien facile de rendre justice à l’Église. L’idée d’une doctrine morale universelle, devant laquelle les riches et les puissants ne pèsent pas plus qu’une pauvre bonne femme, est certainement la plus haute idée qui se soit montrée sur cette planète. Le mythe qui nous fait voir un roi arrivant devant le juge incorruptible démuni de ses gardes et de tout son clinquant, enfin tout nu, comme Platon disait déjà, est par lui-même assez clair. Aucun révolutionnaire n’a exprimé plus fortement l’égalité des droits et le fond de la véritable dignité. Il est donc bien aisé de louer comme il faut l’institution hardiment esquissée au Moyen Age, d’un peuple de tous les peuples, où les chefs n’ont d’autre pouvoir que celui de juger les forces, et de distribuer l’approbation et le blâme, sans égards pour les flèches, les lances et les cuirasses. Mais dans le fait, qui donc enseigne aujourd’hui une telle doctrine ? L’instituteur lui-même. Et les catholiques, qui tiennent pour les forces, pour les puissances, pour les riches, lui en font souvent un crime. Renversement des notions ; le catholicisme se nie lui-même. L’ennemi du catholicisme est catholique essentiellement, citoyen du monde, frère et ami de tous les opprimés, contre tous les oppresseurs.
Quelle est la cause d’un si grand changement ? C’est le mythe réalisé. Il est bien clair que Dieu, de quelque façon qu’on l’entende, est toujours un juge et un modèle pour chacun de nous ; c’est la perfection humaine, que nous devons adorer et servir ; c’est la sobriété, le courage, la justice ; c’est la sagesse contre les passions. Cette perfection étant déjà esquissée, et la civilisation étant ainsi définie, l’essentiel de la vraie religion c’est qu’il faut se mettre à la réaliser autant qu’on peut, par la pensée, par la parole et par l’action. Sans attendre, car on n’a pas le droit d’attendre ; sans désespérer, car on n’a pas le droit de désespérer. Tel est l’esprit révolutionnaire, qui ne diffère en rien de l’esprit religieux.
Mais le mythe a charmé et endormi les fidèles. Si la perfection existe et si elle peut tout ce qu’elle veut, il n’y a plus qu’à l’adorer, sans remuer seulement le bout du doigt. Pauvres petits que nous sommes, avec le poids de notre corps animal et nos idées trop courtes, allons-nous nous mêler de gouverner ce vaste univers. « Dieu sait bien ce qu’il fait. » Les malheurs de l’honnête homme ? Le triomphe du méchant ? L’inégalité ? L’injustice ? La guerre ? Ce sont des désordres d’un instant, qui ne comptent guère en regard des sanctions éternelles. Et pendant que le citoyen est ainsi engourdi et médusé par cette mythologie, les intrigants et les ambitieux dirigent la formidable association, par les bûchers, par l’épée, par la force. Les indul-gences se paient. Le Te Deum célèbre tous les triomphes de la force. Et le pouvoir spirituel passe en d’autres mains. La religion condamne la religion. Ce n’est pas l’école qui est sans Dieu, c’est l’Église qui est sans dieu.
Le Dieu-chose, le Dieu inerte en ses perfections, voilà ce qui tue et tuera les religions. Le Baal, le Veau d’Or, le vrai Dieu, il n’importe guère qui, dès qu’on adore la statue. L’esprit humain alors a perdu son idée motrice, l’idée de ce qui doit être ; l’existence a tout dévoré. Kant disait, non sans profondeur, que l’existence n’est pas une perfection. À développer cette idée, le catholicisme vivra et agira. Dieu sera sur le point de naître. L’âme sera une âme, et animera la masse. L’Église militante procède de cette idée.
11 mars 1913.