Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Amour platonique

Je ne sais quel auteur a dit, à peu près, que l’amour devient promptement anémique sans les nourritures de vanité. Cette malicieuse remarque éclaire justement l’amour tel qu’il devrait être, tel qu’on le veut, tel que tous le cherchent. Un roi voudrait être aimé pour lui-même; et cette idée si naturelle conduit fort loin. S’il faut rabattre les courtisans, les gardes, la couronne, le costume, la richesse, le pouvoir, pourquoi ne pas rabattre aussi la beauté, la force, la santé? Vaincu et prisonnier, est-ce raison de l’aimer moins? La cour d’amour, où tous siègent, tous les pairs, qui sont tout le monde, répond d’une seule voix que non. Une blessure? Non. La maigreur, la misère, la vieillesse qui vient si vite en prison? Non encore. Mais quoi? Un regard hébété, un esprit engourdi, une volonté brisée, un cœur mort ou presque? Ce sont toujours des effets de prison. Où s’arrêter? C’est à peu près comme si l’on demandait à quel moment un malade n’est plus digne de soins. Le médecin a fait ici un grand serment, dont rien ne le peut délier. L’amoureux ne le fera-t-il point, ce grand serment? S’il refuse ce serment, s’il y manque, s’il a seulement l’idée qu’il y pourrait bien manquer, n’est-il pas jeté par cela seul hors du cercle des bienheureux? Je ne parle pas de l’autre, qui, à la rigueur, n’en sait rien. Mais l’amoureux lui-même? Il se connaît; il se juge. S’il ne se rassemble, s’il ne redouble de force et de résolution dans l’épreuve, s’il ne se purifie lui-même jusqu’au point de ne plus douter de soi, c’est comme s’il se retranchait lui-même du cercle des bienheureux. Quelle confiance en l’autre, si l’on n’a confiance en soi? Cette dialectique redoutable, elle s’impose à tous, et tout de suite. La moindre querelle pose toute la question. Il faut répondre de soi. Il faut jeter ce défi à la nature.

 

René Magritte (1898-1967): les amants, 1928, Museum of Modern Art

 

L’amour est métaphysique, je dis dans une gardeuse d’oies. Il n’y a rien ici d’arbitraire, ni d’extérieur. Le paradis du Dante ne se soutient pas par soi. Car si ce paradis est un ordre des choses, aussi clair qu’en ce monde visible, alors il n’y a plus d’épreuve. Comme un roi déguisé, si on le devine, est-on sûr de n’aimer pas la couronne et les gardes? Mais il faut d’abord être sûr. L’amour veut le risque, et même le suppose. Ce serait trahison si, se jurant à soi que l’on est sûr de soi, on s’assurait en même temps sur un ordre des choses. C’est pourquoi les mystiques veulent croire contre les preuves. La preuve tue. Et c’est la raison cachée qui fait dire qu’on n’aime point par théorème. Mais soyez tranquilles. Il n’y a preuve de rien à la rigueur, et l’on peut toujours douter de tout. N’importe quelle vérité, il faut la vouloir. La connaissance craque, aussi bien que l’amour, aux hommes sans courage.

Si l’on voulait bien faire l’inventaire de l’homme tel qu’il est, en ses sentiments les plus ordinaires, on ne trouverait rien qui étonne dans cette police du cœur, qui a ses règles. Les anciens, si l’on ne compte Platon, qui a tout dit, considéraient l’amour comme une étrange maladie. Comment autrement? Il est bien aisé d’être ancien si l’on se livre au triste monologue où l’amour se nie lui-même, où la pensée se punit elle-même; où l’on vient à espérer de l’autre ce qu’on ne peut seulement pas espérer de soi. Mélancolie, insuffisance. Le maigre Pyrrhon avait choisi de mourir tout vif. Mais non; il n’avait même pas choisi cela plus qu’autre chose. De même l’amoureux sans courage ne choisit même pas de ne pas aimer. Mais il s’amuse des décors et des dehors. A chaque minute puni. La bonne foi, admirez ces deux mots, la bonne foi, au contraire, est aussitôt récompensée; ce que ne peut croire celui qui aime sous condition. Les subtilités de la grâce sont toutes dans le cœur humain.

1er février 1929

 

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