Je suppose que Shakespeare était dans son théâtre comme un menuisier dans son atelier, qui cherche dans les bois qu’il a en réserve une planche convenable, qui fabrique des tables, des armoires et des coffres selon le goût du public, et même sur commande, et qui orne librement toutes ces choses selon son génie propre, sans même y penser. Il me plaît de croire que, si le bouffon entre en scène, c’est parce qu’il y a dans la troupe un acteur aimé du public, et qui triomphe dans ce genre ; et que, si le bouffon chante, c’est que l’acteur comique avait une bonne voix ; qu’un acteur grand et gros fut comme le modèle de Falstaff, et ainsi du reste. Peut-être ces rôles de portiers, de palefreniers, d’hommes du peuple sont-ils d’abord pour donner emploi à toute la troupe ; et il se peut que le mot soit réglé sur les moyens et la mémoire d’un acteur d’occasion, employé principalement à moucher les chandelles. Quant au sujet même de la pièce, il était souvent pris d’un autre auteur ; comme Molière qui fit un don Juan parce que cette fable attirait alors le public. Et ce n’est pas un petit avantage si le public connaît d’avance l’action et les personnages. Les yeux et les oreilles sont préparés. Un acteur aimé est aussi comme une forme connue, et que chacun dessine d’avance. Et c’est par là que le génie trouve son chemin. Comme un beau bahut ; il ressemble à tous les bahuts, mais il est beau. Où les autres bahuts sont sculptés, il est sculpté, mais par le génie. La ligne est selon la coutume ; mais infléchie ou relevée un peu ; et cela suffit. Il y a très peu de différence entre une belle chose et une chose qui ne mérite même pas attention ; comme on voit souvent un visage qui ressemble à un beau visage, et qui est laid.
« C’est un métier de faire un livre, dit La Bruyère, comme de faire une pendule ». Stendhal copiait dans les vieilles chroniques des anecdotes italiennes ; je ne sais ce qu’il a mis de son crû dans l’histoire des Cenci, et je suis peu curieux de le savoir. C’est en copiant que l’on invente. Et celui qui fait une pendule, je l’envie si on lui donne d’avance la matière, la chose incrustée, les figures et même la forme. Car s’il hésite entre la forme massive et les colonnettes, il ne choisira pas ; je le vois errant et tâtonnant. Et quelle raison de choisir ? Il n’y a pas des formes belles et des formes laides, mais il y a une beauté de toute forme. S’il faut inventer à la fois la forme et la belle forme, c’est trop pour un homme. Un peintre qui a un portrait à faire, il n’a plus guère à hésiter ni à choisir ; et si le modèle veut se poser d’une certaine manière, encore mieux ; le portrait est alors fait d’avance, beau ou laid ; il reste à le faire beau ; l’imagination ne flotte plus, et le pinceau va.
Tous les bahuts ne sont point beaux ; mais tous sont d’ouvrier. Un acteur, et chef de troupe, c’est à dire ayant métier et outils, ne fera pas toujours une belle pièce ; mais il fera une pièce. Et toutes les pièces sont peut-être faites ; non pas toutes belles ; mais il y a une beauté de toutes. Et si ce n’est pas toujours un homme du métier qui la découvre, c’est toujours un homme qui la reçoit du métier, et qui l’exécute selon les plans de l’artisan. Si les moyens aussi sont imposés, ce n’en est que mieux. Si j’ai dans mon orchestre un premier violon à doubles cordes, c’est une occasion de tirer de lui toute son âme ; ou d’un orchestre, que l’on a formé, que l’on connaît bien, toute son âme. Wagner était chef d’orchestre. Il suffirait de regarder une tête d’homme de Michel-Ange pour comprendre que les plus étonnantes inventions sont très près de la chose, et si voisines de l’ordinaire que c’est seulement l’artisan sans génie qui fait voir la différence. Et cela est vrai aussi des grands poètes, qui disent des choses tout à fait communes, avec les mots de tout le monde, et selon l’ordre le plus naturel. Et il n’existe peut-être pas d’exemple plus fort de ce que je dis là que le groupe des musiciens, qui est un ornement de virtuose, connu, prévu, usé comme un carrefour. Mais écoutez les groupes aux violons dans la mort d’Yseult ; voilà l’inimitable, qui ressemble à tout. Quand je vois que nos artistes se tortillent à chercher du nouveau et de l’inouï, je me permets de rire.
21 Mai 1921
Libres Propos, Première Série, Première année, n°8, 28 mai 1921
Propos sur l’esthétique (1923), 29, « Artisans »
Ce texte est traduit en anglais sur le présent site : « Shakespeare as a carpenter »