Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Bonheur est vertu

Il y a un genre de bonheur qui ne tient pas plus à nous qu’un manteau. Ainsi le bonheur d’hériter ou de gagner à la loterie ; aussi la gloire, car elle dépend de rencontres. Mais le bonheur qui dépend de nos puissances propres est au contraire incorporé ; nous en sommes encore mieux teints que n’est de pourpre la laine. Le sage des temps anciens, se sauvant du naufrage et abordant tout nu, disait : « Je porte toute ma fortune avec moi. » Ainsi Wagner portait sa musique et Michel-Ange toutes les sublimes figures qu’il pouvait tracer. Le boxeur aussi a ses poings et ses jambes et tout le fruit de ses travaux autrement que l’on a une couronne ou de l’argent. Toutefois il y a plusieurs manières d’avoir de l’argent, et celui qui sait faire de l’argent, comme on dit, est encore riche de lui-même dans le moment qu’il a tout perdu.

Les sages d’autrefois cherchaient le bonheur ; non pas le bonheur du voisin, mais leur bonheur propre. Les sages d’aujourd’hui s’accordent à enseigner que le bonheur propre n’est pas une noble chose à chercher, les uns s’exerçant à dire que la vertu méprise le bonheur, et cela n’est pas difficile à dire ; les autres enseignant que le commun bonheur est la vraie source du bonheur propre, ce qui est sans doute l’opinion la plus creuse de toutes, car il n’y a point d’occupation plus vaine que de verser du bonheur dans les gens autour comme dans des outres percées ; j’ai observé que ceux qui s’ennuient d’eux-mêmes, on ne peut point les amuser ; et au contraire, à ceux qui ne mendient point, c’est à ceux-là que l’on peut donner quelque chose, par exemple la musique à celui qui s’est fait musicien. Bref il ne sert point de semer dans le sable ; et je crois avoir compris, en y pensant assez, la célèbre parabole du semeur, qui juge incapables de recevoir ceux qui manquent de tout. Qui est puissant et heureux par soi sera donc heureux et puissant par les autres encore en plus. Oui les heureux feront un beau commerce et un bel échange ; mais encore faut-il qu’ils aient en eux du bonheur, pour le donner. Et l’homme résolu doit regarder une bonne fois de ce côté-là, ce qui le détourne d’une certaine manière d’aimer qui ne sert point.

M’est avis, donc, que le bonheur intime et propre n’est point contraire à la vertu, mais plutôt est par lui-même vertu, comme ce beau mot de vertu nous en avertit, qui veut dire puissance. Car le plus heureux au sens plein est bien clairement celui qui jettera le mieux par-dessus bord l’autre bonheur, comme on jette un vêtement. Mais sa vraie richesse il ne la jette point, il ne le peut ; non pas même le fantassin qui attaque ou l’aviateur qui tombe ; leur intime bonheur est aussi bien chevillé à eux-mêmes que leur propre vie ; ils combattent de leur bonheur comme d’une arme ; ce qui a fait dire qu’il y a du bonheur dans le héros tombant. Mais il faut user ici de cette forme redressante qui appartient en propre à Spinoza et dire : ce n’est point parce qu’ils mou­raient pour la patrie qu’ils étaient heureux, mais au contraire, c’est parce qu’ils étaient heureux qu’ils avaient la force de mourir. Qu’ainsi soient tressées les couronnes de novembre.

5 novembre 1922

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