Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Culture et culte

Culture et culte sont des mots de la même famille. Un homme cultivé aurait donc quelques-uns des caractères de l’homme pieux. Imaginez, comme j’ai vu, un homme cultivé ouvrant Stendhal ou Balzac et lisant à haute voix deux pages choisies ; il y a de la religion dans ses mouvements ; et ce livre est pris comme une Bible ou un missel ; la reliure même en témoigne souvent. Pour moi je manque de cette piété extérieure à l’égard des livres, et je les saisis trop comme le chasseur empoigne le gibier ; mais, à l’égard des textes, je suis encore assez fétichiste. Pendant la guerre je trouvai sur mon chemin une brochure jaune qui avait pour titre La Chartreuse de Parme, texte incomplet, et, qui pis est, adroitement recousu ; ces mutilations me semblèrent profana­tions ; je voulais retrouver mon bréviaire mot pour mot. Ces sentiments déterminent une manière de lire et de relire que je crois bonne.

Suivant donc l’affinité des mots culture et culte, j’y apercevrais ce trait commun que, dans l’homme cultivé ainsi que dans l’homme pieux, la forme extérieure règle les pensées. Précaution, à mon sens, contre cette rapidité et instabilité des pensées de rencontre. Essayez de résumer une forte page ; presque toujours l’idée s’enfuit ; il reste un abrégé en style plat. Il y a des hommes en qui de tels abrégés se battent ou se composent ; discuteurs, abondants et secs, ils ont tout lu, ils savent tout, ils ont tout jugé ; ce sont des libres penseurs au second degré ; mais le mépris de la forme, je voudrais dire du geste, fait qu’ils laissent passer l’idée. Disons plus exactement que, par mépris de relire, ils ne savent plus prendre l’attitude convenable ; ils ressem­blent à ceux qui voudraient penser i en ouvrant la bouche.

C’est le récit des cérémonies vaticanes qui me faisait penser une fois de plus à ces choses ; mais j’y aurais pensé encore bien mieux et de plus près si j’avais vu les cérémonies elles-mêmes. Du style, encore du style, partout du style, jusque dans les moindres choses. Quel art de signifier ! Je ne vois que l’art militaire, en ses revues et défilés, qui soit persuasif à ce point. Et ces deux arts ensemble sont en mesure de donner des idées réelles à ceux qui ne savent point penser seuls. Paix et Guerre, deux sœurs ornées et composées, règnent ensemble sur les hommes inconsistants. Voilà ce que j’ai pu lire sur l’image photographique de ce pape à lunettes.

Contre quoi l’esprit moderne ne trouvera puissance que par la culture. Culture contre culte ; car science contre culte ne peut rien.

Prendre donc dans le bréviaire ce qu’il a de bon ; lire et relire ; penser selon la forme belle ; ne point méditer à vide. Il y a dans cette méthode ce qu’il faut de foi. Ne pas changer, ni corriger, ni abréger ; mais se conformer aux grandes œuvres et j’ose dire les mimer ; car la forme humaine est quelque chose que vous ne pouvez pas rompre, il faut penser dans ce sac de peau ; il faut que ce sac de peau danse selon vos pensées. Le poète est le maître à danser ; et toute grande œuvre est poème et pensée ensemble. Tant qu’on ne lira point de telles œuvres dans toutes les écoles, et seulement celles-là, nous serons comme des enfants devant tous les genres du sérieux et devant toutes les espèces de mules rouges.

Propos de littérature, 1934

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