Aucun homme ne pense jamais que sur les pensées d’un autre, et cette méthode est visible dans les plus profonds comme dans les plus ambitieux. Les premiers prennent ce qui leur est bon et poussent plus avant. Les autres rejettent beaucoup et quelquefois tout, par la méthode de réfutation propre aux avocats. Et cette polémique, dont on voit partout la marque dans nos manuels scolaires, est certainement mauvaise ; car de quel droit prononcerait-on que même la métaphore d’un poète n’enferme pas une idée profonde ? Les œuvres sont des faits humains ; les grandes œuvres nous sont apportées, comme dit Comte, par un cortège d’admirateurs ; cette sorte de rumeur, qui vient du passé, signifie certainement quelque chose. Si l’humanité jamais se montre, c’est bien alors qu’elle se montre, et il est de l’homme de s’y accorder, prononçant toujours que ce qui semble dépourvu de sens est seulement ce que nous ne savons pas comprendre. Préjugé commun ; préjugé fort, et qui oriente déjà la culture.
Toutefois ce n’est encore que le pressentiment d’une idée plus cachée ; car on peut former un préjugé plus étendu, et de plus grande portée, concernant la langue, qui est l’œuvre de tous. Il est maintenant familier à presque tous qu’un organisme vivant a pu se perfectionner peu à peu par l’élimination de ce qui est nuisible ou inutile ; d’où viendrait cette harmonie tant admirée entre l’oiseau et l’air. Par une élaboration du même genre, nous voyons que le bateau et la voile, comme le moulin, comme la faux et la serpette, et la pelle du terrassier, ont pris, sans aucun inventeur et sans aucun calcul, la forme, les dimensions et la courbure convenables, par la simple élimination des mauvais modèles. La langue est aussi comme un outil, et qui, sans doute, répond aux besoins. On peut donc parier que tout mot d’usage correspond à une idée ; et un tableau correct des mots qui ont entre eux relation de voisinage dans ce qui est dit communément donnerait un sommaire des idées humaines concernant chaque question. Respect, estime, admiration, vénération, voilà une série de mots qui détermine souverainement une certaine région de l’âme et qui règne même sur l’observation de soi. Remarquez qu’à cette série le mot adoration veut être joint ; il faut même qu’on lui trouve une certaine place d’après les affinités ; et les affinités se reconnaissent aux manières de dire, selon qu’elles sonnent humainement. On ne dit pas indifféremment mémoire ou souvenir, coutume ou habitude. Et ce n’est pas un petit honneur aux Stoïciens d’avoir donné un adjectif à notre langue, honneur qu’ils partagent avec Platon. Considérée dans la langue, la pensée humaine est une donnée de l’expérience, et il n’est pas vraisemblable qu’il subsiste plus de graves erreurs dans la structure d’une langue naturelle que dans la forme d’un bateau de pêcheur ou d’un poisson.
À regarder seulement, comme Comte nous y invite, le double sens du mot cœur, on est conduit à des relations de première importance. Car ce même mot, qui désigne aussi bien la fatalité des passions que le plus haut courage, nous détourne de séparer les affections naturelles de tout vouloir et de tout serment. D’un autre côté, et par le sens le plus grossier de ce même mot, la physiologie est rappelée, et avec une précision telle qu’il n’est plus possible de confondre les entraînements du cœur avec les besoins. Ainsi celui qui parle selon l’usage pense toujours plus qu’il ne croit ; et toute la force d’un penseur est terminée, peut-être, à savoir ce qu’il dit. Autre exemple, la forte expression populaire : « ne pas savoir ce qu’on dit », nous ramène à cette même idée. Le poète joue continuellement ce jeu, d’après lequel ce qui sonne selon l’usage, et je dirais presque selon le gosier, doit toujours dire quelque chose de neuf. Et le poète gagne souvent. En tous, les plus fortes pensées sont de rencontre, et belles avant d’être vraies. Ce n’est point miracle. C’est se fier à l’humain discours ; c’est vraiment penser en compagnie.
La Psychologie et la Vie, novembre 1929
Libres Propos, Nouvelle Série, Quatrième année, n°1, 20 janvier 1930 (CCLXXVIII)
Propos de littérature, XXIII