Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Natures crocodiliennes

« La Destinée, disait Voltaire, nous mène et se moque de nous. » Ce mot m’étonne de cet homme-là qui fut si bien lui-même. Le destin extérieur agit par des moyens violents ; il est clair que la pierre ou l’obus écrasera un Descartes aussi bien. Ces forces peuvent nous effacer tous de la terre en un moment. Mais l’événement, qui tue si aisément un homme, n’arrive pas à le changer. J’admire comme les individus vont à leur fin, et comme ils font occasion de tout ; comme un chien, de la poule qu’il mange, fait de la viande de chien et de la graisse de chien, ainsi l’individu digère l’événement. Cette constance à vouloir, qui est propre aux natures fortes, finit toujours par trouver passage, dans le changement de toutes choses, où il y a de tout. Le propre de l’homme fort est de marquer toutes choses de son sceau. Mais cette force est plus commune que l’on ne croit. Tout est vêtement pour l’homme, et les plis suivent la forme et le geste. Une table, un bureau, une chambre, une maison sont promptement rangés ou dérangés selon la main. Les affaires suivent, grandes ou petites ; et nous disons qu’elles sont heureuses ou malheureuses selon un jugement extérieur ; mais l’homme qui les conduit bien ou mal fait toujours son trou selon sa forme, comme le rat. Regardez bien ; il a fait ce qu’il a voulu.

« Ce que jeunesse désire, vieillesse l’a en abondance. » C’est Goethe qui cite ce proverbe au commencement de ses mémoires. Et Goethe est un brillant exemple de ces natures qui façonnent tout événement selon leur propre formule. Tout homme n’est pas Goethe, il est vrai ; mais tout homme est soi. L’empreinte n’est pas belle, soit ; mais il la laisse partout. Ce qu’il veut n’est pas quelque chose de bien relevé ; mais ce qu’il veut, il l’a. Cet homme, qui n’est point Goethe, aussi ne voulait point l’être. Spinoza, qui a saisi mieux que personne ces natures crocodiliennes, invincibles, dit que l’homme n’a pas besoin de la perfection du cheval. De même aucun homme n’a usage de la perfection de Goethe. Mais le marchand, partout où il est, et aussi bien sur des ruines, le marchand vend et achète, l’escompteur prête, le poète chante, le paresseux dort. Beaucoup de gens se plaignent de n’avoir pas ceci ou cela ; mais la cause en est toujours qu’ils ne l’ont point vraiment désiré. Ce colonel, qui va planter ses choux, aurait bien voulu être général ; mais, si je pouvais chercher dans sa vie, j’apercevrais quelque petite chose qu’il fallait faire, et qu’il n’a point faite, qu’il n’a point voulu faire. Je lui prouverai qu’il ne voulait pas être général.

 

Johann Heinrich Wilhelm Tischbein (1751-1829): Goethe dans la campagne romaine (détail), 1787, Musée Städel, Francfort-sur-le-Main.

Je vois des gens, qui, avec assez de moyens, ne sont arrivés qu’à une maigre et petite place. Mais que voulaient-ils ? Leur franc-parler ? Ils l’ont. Ne point flatter ? Ils n’ont point flatté et ne flattent point. Pouvoir par le jugement, par le conseil, par le refus ? Ils peuvent. Il n’a point d’argent ? Mais n’a-t-il pas toujours méprisé l’argent ? L’argent va à ceux qui l’honorent. Trouvez-moi seulement un homme qui ait voulu s’enrichir et qui ne l’ait point pu. Je dis qui ait voulu. Espérer ce n’est pas vouloir. Le poète espère cent mille francs ; il ne sait de qui ni comment ; il ne fait pas le moindre petit mouvement vers ces cent mille francs ; aussi ne les a-t-il point. Mais il veut faire de beaux vers. Aussi les fait-il. Beaux selon sa nature, comme le crocodile fait ses écailles et l’oiseau ses plumes. On peut appeler aussi destinée cette puissance intérieure qui finit par trouver passage ; mais il n’y a de commun que le nom entre cette vie si bien armée et composée, et cette tuile de hasard qui tua Pyrrhus. Ce que m’exprimait un sage, disant que la prédestination de Calvin ne ressemblait pas mal à la liberté elle-même.

3 octobre 1923

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