Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Dénouer

Quelqu’un me jugeait hier en peu de mots : « Optimisme incurable. » Certainement il l’entendait mal, voulant dire que je suis ainsi par nature et que j’en suis bien heureux, mais qu’enfin une bienfaisante illusion n’a jamais passé pour vérité. C’est confondre ce qui est avec ce que l’on veut faire être. Si l’on considère ce qui est de soi et sans qu’on y travaille, le pessimisme est le vrai  ; car le cours des choses humaines, dès qu’on l’abandonne, va tout de suite au pire ; par exemple, qui se livre à son humeur est aussitôt malheureux et méchant. Cela est inévitable par la structure de notre corps, qui tourne tout à mal dès qu’on ne le surveille plus, dès qu’on ne le gouverne plus. Observez qu’un groupe d’enfants, faute d’un jeu réglé, en vient bientôt à la brutalité informe. Ici se montre la loi biologique de l’excitation qui va aussitôt à l’irritation. Faites l’essai de jouer à frapper dans les mains avec un tout petit enfant ; bientôt il se livrera au jeu avec une sorte de fureur qui résulte de son action même. Autre essai : faites parler un jeune garçon ; admirez-le seule­ment un peu ; il arrivera à l’extravagance dès qu’il aura vaincu la timidité. La leçon vous fera rougir vous-même, car elle est bonne pour tous, en même temps qu’amère pour tous ; quiconque se lance à parler, sans gouverner la machine, dit promptement assez de sottises pour maudire ensuite sa propre nature et désespérer de lui-même. Jugez d’après cela une foule en efferves­cence, et vous en attendrez tout le mal possible, sans compter toute la sottise possible. En quoi vous ne vous tromperez point.

Mais celui qui connaît le mal par les causes apprendra à ne point maudire et à ne point désespérer. La maladresse est la loi de tout essai, dans n’importe quel genre. Le corps, non formé par gymnastique, s’emporte aussitôt, et que ce soit dessin, ou escrime, ou équitation, ou conversation, aussitôt vise mal et manque naturellement le but. Cela étonne, et semble donner raison au pessi­miste ; mais il faut comprendre par les causes, et la principale chose à considérer ici, c’est cette liaison de tous les muscles qui fait que chacun d’eux, dès qu’il se remue, éveille tous les autres, et non point d’abord ceux qui doivent coopérer. Le maladroit pèse de tout son corps sur le moindre mouve­ment, et chacun est maladroit d’abord, quand ce ne serait que pour enfoncer un clou. Cependant il n’est point de limites au savoir-faire que l’on peut acquérir en s’exerçant ; tous les arts et tous les métiers en témoignent. Et le dessin, ce tracé du geste, est peut-être le témoignage le plus éloquent de tous, quand il est beau ; car cette main lourde, impatiente, irritée, chargée de tout le corps est pourtant capable de ce trait léger, retenu et comme purifié, soumis en même temps au jugement et à la chose. Et l’homme qui crie et s’irrite la gorge est le même qui chantera ; car chacun reçoit en héritage ce paquet de muscles tremblant et noué. Il faut dénouer ; et ce n’est pas un petit travail. Et chacun sait bien que la colère et le désespoir sont les premiers ennemis à vaincre. Il faut croire, espérer et sourire ; et avec cela travailler. Ainsi la condition humaine est telle que si on ne se donne pas comme règle des règles un opti­misme invincible, aussitôt le plus noir pessimisme est le vrai.

27 décembre 1921

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