Il y a un art de constater, qui importe beaucoup pour la formation de l’esprit, et qui est à portée de tous, mais avec cela le plus ignoré et le plus oublié. Je trouve ma montre dans le gousset cl’ un autre ; je puis constater que c’est bien ma montre, mais je ne puis constater que l’autre l’a volée ; cela je le suppose. Et il est admirable comme cette vue de ma montre réchauffe cette supposition ; et aussi, inversement, comme cette supposition me conduira à prendre aisément cette montre pour la mienne sans un suffisant examen. Une partie de la sagesse consiste à tenir séparées ces deux questions, qui se joignent si naturellement. Car une constatation peut être discutée, et même doit l’être, et une supposition de même, mais nullement par les mêmes moyens. L’intelligence se jette au pourquoi, et toujours trop vite ; il faut la ramener à l’objet présent, et encore non pas tel qu’on le suppose, mais tel qu’il se montre. Il est remarquable que les meilleurs instruments réduisent notre perception à de simples apparences, qu’il s’agit seulement de décrire avec précision, par exemple le spectre des couleurs à côté d’une règle graduée, l’image de la lune tangente à un fil tendu devant la lunette, ou bien une aiguille couvrant de sa pointe une des marques du cadran. Cela promptement, et sans s’arrêter à aucune pensée de traverse. Il y a des thermomètres à ce point sensibles qu’il faut lire le degré, au dixième près, dès qu’on les découvre ; car la seule haleine et même l’approche de notre corps les fait bondir d’un dixième ou deux. La moindre crainte, et aussi le moindre repentir vous font manquer la lecture. Il faut donc que l’intelligence se nettoie de tout ce qui n’est pas cette simple et fugitive apparition. Cette épreuve est bonne à tout âge. Elle met en garde contre cette intempérance de pensée qui est la cause de presque toutes les erreurs.
Hors des instruments, qui sont comme nos œillères, il nous arrive dix fois le jour de confondre ce qui est constaté et ce qui est supposé. Je constate qu’un tel est avare, et que tel autre est vaniteux. Je constate que les Français aiment la gloire. Je constate que le cinématographe plaît au peuple. Ce sont des suppositions. Un homme me parle ; je ne connais pas sa pensée, je la suppose. Si l’on s’arrêtait tout net à l’apparence, en s’appliquant à bien fixer le son, comme font les musiciens quand ils s’accordent, on serait mieux placé ensuite pour deviner. Mais l’homme pense terriblement vite. Faites voir à des enfants quelque tour de cartes, et puis faites-leur trouver, par l’examen des mouvements à découvert et au ralenti, comment et pourquoi ils ont été trompés. Ils seront bien étonnés en comprenant qu’ils ont très peu constaté, et qu’ils ont supposé beaucoup, enfin qu’ils n’ont pas été trompés, mais plutôt qu’ils se sont trompés eux-mêmes, comme le langage l’exprime si énergiquement. Descartes a dit, et cette remarque conduit fort loin, que c’est l’amour qu’ils ont de la vérité qui fait souvent que les hommes se trompent. Ils se défient des apparences, et certes ils n’ont pas tort. Mais ils n’ont pourtant que les apparences pour les conduire au vrai ; aussi doivent-ils d’abord s’en donner une vue exacte, afin d’en garder un tracé correct, sans omission ni addition. Ce premier moment est d’abord méprisé et dépassé. Et la vérité de la peinture est en ceci qu’elle nous y ramène et même nous y retient, par l’apparence fixée. Il est donc profondément vrai que ce sont les peintres qui nous forment à observer.
Libres Propos, Première série, Troisième année, n°14, 20 octobre 1923