Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Espérance

Un incendie me faisait penser à l’Assurance. Voilà une déesse qui n’est pas aimée, à beaucoup près, comme la Fortune. On la redoute ; on lui porte de maigres offrandes, sans aucun enthousiasme. Et cela est aisé à comprendre ; les bienfaits de l’assurance ne se montrent qu’en même temps que le malheur. Le plus grand bien c’est évidemment de n’avoir point le feu chez soi ; mais c’est un bien de toutes les minutes, qu’on ne sent point, comme d’avoir ses bras et ses jambes. Au regard de ce bonheur négatif, l’argent dont on le paie semble follement donné. Je ne vois que les grandes entreprises qui paient la prime sans tristesse, comme elles paient tout ; mais je plains aussi ces capitaines du commerce qui ne savent pas à la fin d’une journée s’ils ont perdu ou gagné ; sans doute leur plaisir réel vient surtout du pouvoir qu’ils exercent sur une année de commis.

Ceux qui ont de grandes espérances et de petits moyens ne peuvent aimer l’assurance. Imagine-t-on un commerçant qui s’assurerait contre la ruine  ? Rien ne serait plus facile s’ils mettaient tous en commun les bénéfices qui dépassent l’ordinaire. Ainsi les maisons associées prospéreraient, dans l’en­semble, passablement ; les commerçants associés seraient comme des fonctionnaires, assurés d’un traitement fixe et d’une retraite ; assurés, s’ils le voulaient, d’un médecin, d’un chirurgien, d’une maison de convalescence ; assurés d’un voyage de noces et d’une suite de voyages d’agrément. C’est la sagesse même ; et c’est très beau dans les livres. Mais il ne faut pas oublier que, dès que la vie matérielle est ainsi assurée, dans le sens plein du mot, tout le bonheur reste à faire. Qui n’a point de ressources en lui-même, l’ennui le guette et bientôt le tient.

La déesse Loterie, que les Anciens appelaient la Fortune aveugle, est bien plus tendrement adorée. Ici des espoirs immenses, et, en compensation, la seule crainte de ne pas gagner, qui n’est rien. Si l’on imagine un office de toutes les assurances, il faudrait écrire sur la porte : «Vous qui entrez, laissez toute espérance.» Contre quoi tous les marchands d’espérance ont beau jeu. Ce qui ne vient pas d’ambition seulement, qui est vanité dans le fond, mais plutôt de cette invention infatigable qui va toujours en avant de l’action, et qui est lumière et joie sur tout métier. Perrette en son pot au lait ne voit point le repos, mais le travail au contraire. Veau, vache, cochon, couvée, ce sont des soins. Chacun, en ses travaux de chaque jour, en découvre d’autres où il voudrait se jeter. L’espérance abat le mur et aperçoit l’ordre des légumes ou l’ordre des fleurs à la place des herbes folles et de la broussaille. L’assurance emprisonne.

La passion du jeu est admirable à considérer. L’homme y est aux prises avec un hasard dépouillé, un hasard voulu et inventé. Il y a une assurance gratuite contre les risques du jeu ; il suffit de ne point jouer. Mais presque tous ceux qui ont du loisir se jettent aux car-tes ou aux dés, adorant les sœurs jumelles et inséparables, l’espérance et la crainte. Et peut-être l’homme est-il plus fier de gagner par heureuse chance que de bien jouer. Ce qu’exprime le mot féliciter ; car féliciter c’est proprement louer le succès, et non pas le mérite. Antique idée de la faveur des dieux, qui survit aux dieux. Si l’homme n’était pas ainsi, la justice égalitaire régnerait depuis longtemps, car ce n’est pas difficile. Mais l’homme n’aime guère ce qui n’est pas difficile. César règne par l’ambition de tous ; c’est notre espérance couronnée.

3 octobre 1921