Nous remarquâmes, un jour, près du cantonnement, deux croix de bois, ornées de fleurs champêtres, et sur lesquelles quelque pieuse main avait effacé les trois mots : Mort sans honneur. Voici ce que l’on racontait. Deux fantassins disparurent un soir ; et il résulta de l’enquête que ces fantassins s’étaient volontairement rendus prisonniers. L’incident n’était pas nouveau. J’ai moi-même entendu un de ces soldats au visage creusé par la fatigue et l’épouvante, qui disait à ses camarades et à nous : « On en trouvera des volontaires pour la patrouille ; on en trouvera autant qu’on en voudra ; et on ne les reverra jamais ». Le soldat, comme on pense bien, ne fait pas tout ce qu’il annonce. La plèbe militaire, formée des soldats et des petits gradés, en entend bien d’autres et en dit bien d’autres.
Or, après la double désertion, deux camarades des transfuges dirent qu’on pouvait bien s’y attendre, et cet imprudent propos franchit le cercle des hommes boueux et parvint jusqu’aux guerriers propres dont la mission est de faire avancer les autres. Les deux bavards sont discrètement ramenés dans la zone des états-majors, et l’on arrive, de piège en piège, à leur faire dire qu’ils soupçonnaient les déserteurs, qu’ils avaient entendu d’eux des paroles assez claires ; qu’ils avaient pu se faire quelque idée de leur projet et même des détails de l’exécution, mais qu’ils n’y croyaient point trop, et qu’au surplus ce n’était pas leur affaire, à eux simples troupiers, d’espionner leurs camarades et encore moins de les dénonce^. Telle est la morale du troupier. Quand ils eurent ainsi, de parole en parole, et l’un disant ce que l’autre cachait, découvert à peu près leur vraie pensée, formée par vingt batailles à tout attendre et à ne juger personne, alors la doctrine de guerre se découvrit à leurs yeux épouvantés. Qui ne s’oppose pas, par tous les moyens, dénonciation, surveillance, action de force, à l’exécution d’un acte qualifié crime, est lui-même criminel. Ils furent condamnés et fusillés. Ces croix fleuries, que nous avions vues, marquaient leurs tombes.
Chacun connaît sommairement, d’après une séance récente de la Chambre, l’exécution de deux lieutenants devant Verdun.
Je me souviens d’avoir entendu deux lieutenants, c’était devant Toul, qui s’en allaient rendre compte à l’État-Major d’une attaque manquée. Ils décrivaient la boue gluante et profonde, les fusils inutilisables, les hommes attachés en quelque sorte par les jambes et livrés au feu de l’ennemi ; ils blâmaient ouvertement les grands chefs, et ils revendiquaient l’honneur d’avoir arrêté cette folle tentative aussitôt qu’ils l’avaient pu. La colère les tenait encore ; je suppose qu’ils revinrent au calme et qu’ils accusèrent la nécessité ; sans quoi, convaincus d’avoir refusé obéissance, ils auraient très bien pu être fusillés sur-le-champ. La théorie du service en campagne, si je me souviens bien, prescrit que les gradés doivent imposer l’obéissance par la force ; cela veut dire qu’il faut menacer du revolver celui qui n’avance point, et le tuer, si la menace ne suffit pas. Et il est clair que les explications de celui qui refuse d’avancer, ou qui prend parti de reculer, ne doivent jamais être écoutées ; nulle raison ne vaut contre un ordre ; et n’importe quel ordre militaire est strictement impossible à exécuter, au moins pour ceux qui sont blessés ou tués ; mais la seule preuve admise est justement qu’ils soient blessés ou tués. Il faut du courage, ou si l’on veut, une sorte de délire enthousiaste, à ceux qui avancent. Mais la vertu propre au chef qui pousse ses troupes en avant, c’est d’être impitoyable. Ou bien veut-on faire croire que la guerre serait possible, si l’exécutant était juge de ce qu’il peut tenter ? En toutes ces enquêtes, en toutes ces révisions, les accusés, qui sont vieux dans le métier, se défendront ; et en vérité je voudrais les défendre, de façon à traduire en jugement devant l’opinion, la guerre elle-même, qui est en tous ses détails injuste, féroce, inhumaine. Si le commun des spectateurs arrive à la voir comme elle est, tout sera dit.
Juillet 1921.