Un enfant qui se donne volontairement la mort, voilà une chose douloureuse et presque insupportable à imaginer. Essayons d’y penser avec clairvoyance, et de retrouver l’ordre dans ce désordre.
La vie est bonne par-dessus tout ; elle est bonne par elle- même ; le raisonnement n’y fait rien. On n’est pas heureux par voyage, richesse, succès, plaisir. On est heureux parce qu’on est heureux. Le bonheur, c’est la saveur même de la vie. Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur. Le soleil est bon ; la pluie est bonne ; tout bruit est musique. Voir, entendre, flairer, goûter, toucher, ce n’est qu’une suite de bonheurs. Même les peines, même les douleurs, même la fatigue, tout cela a une saveur de vie. Exister est bon ; non pas meilleur qu’autre chose ; car exister est tout, et ne pas exister n’est rien. S’il n’en était pas ainsi, aucun vivant ne durerait, aucun vivant ne naîtrait. Pensez qu’une couleur est joie pour les yeux.
Agir est une joie. Percevoir est une joie aussi, et c’est la même. Nous ne sommes point condamnés à vivre ; nous vivons avidement. Nous voulons voir, toucher, juger ; nous voulons déplier le monde. Tout vivant est comme un promeneur du matin. Toutes ces choses qui s’étagent jusqu’à l’horizon, elles n’ont de sens que parce que je le veux. Autrement ce ne seraient que des chatouillements au fond de mes yeux. Mais je me dis : voilà un sentier, des arbres ; cette ligne bleue, c’est une colline où je marcherai. Cela se voit bien au théâtre, où les décorateurs ne nous montrent qu’une toile avec des couleurs dessus ; mais, tout de suite, nous renvoyons les lointains à leur place ; nous tirons à nous les premiers plans. Pour le monde réel autour de nous c’est la même chose. Le vaste ciel n’est que du bleu dans mes yeux ; mais je l’étale au-dessus de ma tête. Voir, c’est vouloir voir. Vivre, c’est vouloir vivre. Toute vie est un chant d’allégresse. Ils disent bien que Beethoven a vaincu la douleur ; mais ils n’expliquent pas du tout Beethoven par là ; n’importe quel vivant remporte la même victoire ; le mendiant aussi ; le chien aussi, sans doute.
Seulement il arrive qu’on meurt ; et les causes qui font mourir sont plus ou moins visibles, mais leur effet est toujours le même. La vie n’a plus la saveur de la vie. Plaisir aussi bien que douleur, tout est comme frelaté ; l’action est comme une source tarie. Alors il est inévitable que le monde s’écroule faute d’action. Pour ceux qui ne veulent plus vivre, c’est bientôt la fin du monde. C’est ainsi qu’on meurt. Mourir, c’est renoncer.
La mort est donc toujours volontaire en un sens. On ne meurt que lorsque l’on est las de vivre. Mais aussi, en un autre sens, la mort est toujours involontaire. On ne meurt que si quelque cause extérieure empoisonne la vie. Ce qui a tué ce jeune homme, ce n’est point sa propre main et son propre revolver, ce sont les petites causes accumulées, sans doute quelques acides non éliminés, qui ont fait qu’il n’avait plus de bonheur du tout. Que ces acides engourdissent les ganglions qui font battre le cœur, et fassent périr de fièvre, ou qu’ils se fixent dans le cerveau principal, de façon à troubler l’imagination et les mouvements de la main, c’est toujours la même chose. On meurt toujours de maladie.
29 mai 1909
Ce texte est traduit en anglais sur le présent site : The taste of strawberries