L’homme est naturellement un être qui s’intéresse à autre chose qu’à lui-même. Et cela vient de ce qu’il s’intéresse à lui-même pensant. C’est une immense fonction que de penser, immense et tyrannique. Aussi toute discussion est un commencement de guerre, et l’homme se jette lui-même en gage pour un démenti. C’est qu’il reconnaît en face de lui le pensant, le frère de lui-même, celui avec qui il doit s’accorder ; ne le pouvant, il s’irrite. Il se sent législateur universel, et responsable de cet office devant lui-même. C’est pourquoi on s’est battu tant de fois pour des opinions. Jamais on n’a pu forcer l’esprit. Telle fut l’âme des guerres de religion, et je crois que toutes les guerres sont de religion. Toujours est-il que les hommes s’entre-tuèrent partout, et souvent pour un mot de plus ou de moins dans une prière, et à l’intérieur même de la patrie ; au risque même de la perdre. Ces ennemis étaient frères de sang et de race ; ils n’en frappaient que mieux ; on sait qu’un grand amour se change aisément en une grande haine. (…)
Où se trouve placé le problème de l’éducation, c’est ce qu’on voit très bien. Il s’agit de dénouer l’esprit, de le faire voyager, de le diviser avec précaution contre lui-même, de faire naître toute discussion de son propre fonds et de sa propre recherche. C’est ainsi qu’on l’amène à supporter d’abord l’autre opinion, et puis à la comprendre, et puis jusqu’à l’aimer. C’est ainsi qu’on peut espérer de devenir citoyen de l’univers, et législateur universel par persuasion. Sa patrie n’a point changé ; c’est toujours celle de l’homme ; seulement son idée de l’homme a pris de l’ampleur ; il ne rejette plus aisément les hommes hors de l’humain. Il n’exile plus son semblable sans examiner. Il le reconnaît plus promptement ; il lui ouvre un plus large crédit ; il lui permet l’erreur et la passion. Telle est l’aurore de la paix.
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Extrait du Propos paru dans :
La Lumière, 15 décembre 1934
Libres Propos, Nouvelle série, Huitième Année, n°12, 25 décembre 1934 (XCIX)