Le ressort des guerres, c’est l’honneur. Quand on supposerait des mercenaires mis en mouvement par l’espoir d’un grand pillage, ils ne tiendraient pas longtemps en nos batailles obstinées, presque immobiles, et si infailliblement meurtrières. Nos guerres sont des affaires d’honneur. Il s’agit pour l’homme libre de prouver que la plus terrible menace ne peut faire fléchir sa volonté. C’est pourquoi il va au combat comme à une épreuve ; et son propre père, ni sa propre femme, ne pensent point à le détourner, mais considèrent au contraire l’inquiétude, l’angoisse, le chagrin, qui sont leur lot, comme un autre genre d’épreuve, qu’ils supportent de leur mieux, voulant prouver qu’ils choisissent les pires maux plutôt que l’esclavage. Ce langage de l’honneur parle très fort, et bien plus haut que la sûreté. C’est pourquoi les discours politiques que je lis me semblent misérables, et tout à fait à côté de la question.
Ce qu’il y a à dire contre l’honneur, c’est l’honneur même qui le dira, car il n’y a point d’honneur à écraser une faible troupe par l’assaut d’une multitude ou plus simplement par des armes supérieures. Il y a déshonneur bien clairement à attaquer les faibles. Et l’ancien honneur, l’honneur des duels, devait périr par cette contradiction intime ; car l’honneur ne permet pas la botte secrète. Aussi voit-on que les duellistes ont toujours recherché un adversaire armé exactement comme eux, de même âge et de même résistance, exercé comme eux à une manière de combattre très exactement réglée, de façon que victoire et défaite dépendissent du courage seulement. Or, on ne peut jamais être assuré de cela; car si l’un des deux trébuche sur une pierre, n’est-il pas lâche d’en profiter ? Aussi voyons-nous, dans les récits de l’âge chevaleresque, abondance de traits concordants. Si une épée est brisée, l’inégalité évidente fait cesser l’attaque. Si l’un des deux est blessé, on ne redouble point. Cette grandeur d’âme est très bien comprise. Comparez cet idéal du courage généreux à ce qui arrive dans nos guerres. Si je tire le pistolet à coup sûr, contre un homme sans expérience, je ne suis guère mieux qu’un assassin. Si je pointe mieux et si mes canons tirent plus loin, où est l’esprit chevaleresque ? C’est pourquoi on voudrait bien dire que toute guerre est contre des barbares qui veulent simplement prendre notre or et nos femmes ; mais ce n’est point vrai. Laissez les choses précieuses sans défense, et à la portée de l’ennemi, il n’y touchera pas. Il se remettra à produire et à échanger, comme il faisait.

Les notions étant malheureusement brouillées, ainsi qu’on peut voir, quel est le rôle de l’homme d’État ? Il est dans ces affaires d’honneur comme le témoin dans les duels de notre temps. Son honneur à lui, impérieusement commandé par sa position abritée, est de se garder des passions du combattant, c’est-à-dire de négocier, en prenant garde que les vils intérêts n’empoisonnent la querelle, et que l’épreuve ne dégénère en un massacre sans gloire. Tel serait aussi le rôle des généraux, si l’on regardait bien. Car ne sont-ils pas aussi des témoins, comme ces maîtres d’armes que les maîtres d’honneur s’adjoignent quelquefois ? Or, si ces différents genres de témoins écoutaient leur propre honneur, on ne les verrait point si ardents à pousser les jeunes ; au contraire, on les verrait appliqués à les calmer, à les retenir ; et devant l’absurdité de nos guerres, devant le massacre assuré des meilleurs par les meilleurs, ils s’emploieraient à arranger l’affaire, et ils se garderaient bien de se piquer eux-mêmes d’honneur ; c’est le moins que puissent faire ceux qui ne risquent pas leur vie au jeu. Il y a heureusement de tels hommes ; mais il y a aussi des caractères hérissés qui croient montrer du courage en leurs discours, qui ne sont pourtant que discours. Or l’honneur ici est inflexible; c’est devant la pointe de l’épée que le courage se prouve. Éclairons ce coin honteux de l’âme qui se croit guerrière. Les acclamations ne se tromperont plus comme je vois qu’elles font. Dégonflez les matamores ; c’est la paix.
Extrait du grand livre qu’Alain a consacré à la guerre : Mars ou la guerre jugée (1921)