Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Gouverner l’expérience

Nos lointains ancêtres n’étaient pas plus sots que nous. Ils avaient sur les bras toute l’expérience, comme nous ; ils étaient eux-mêmes dans l’expérience, comme nous ; leurs moindres mouvements changeaient l’expérience totale comme font nos moindres mouvements; leurs pensées elles-mêmes étaient dans le grand creuset, comme y sont les nôtres. C’est pourquoi ils succombaient sous le poids du monde et d’eux-mêmes. Les naïfs faiseurs de pluie mettaient en expérience le vaste ciel, la terre et leurs propres prières ensemble ; c’était beaucoup trop pour leur jugement et pour n’importe quel jugement. Ainsi, quand la pluie ne venait pas à leur gré, ils jugeaient seulement que leurs prières avaient été mal faites, ou bien que quelque action ou pensée profane avait souillé l’un d’eux ; il fallait donc recommencer. L’expérience non divisée devait soutenir les erreurs les plus folles.

Nos faiseurs d’orages n’agissent pas autrement et ne pensent pas mieux. Car, mettant en expérience toute la planète politique et eux-mêmes, ils prétendent observer, prévoir, annoncer ; mais l’expérience vérifiera toujours leurs naïves conceptions ; il sera vrai toujours qu’à traiter un peuple en ennemi, on le fait ennemi; on annonce la guerre et en même temps on s’y met. Il y a des raisons pour tout. Si la guerre vient, on dira qu’on avait donc raison de la préparer ; si la paix suit, on dira que c’est en préparant la guerre qu’on assure la paix.

Où sont donc ceux qui cherchent la vérité comme il faut ? Et comment cherchent-ils ? Je les vois d’abord tous préparés, soit à la physique, soit à la chimie, par l’étude des problèmes les plus simples et les plus séparés, qui sont de mathématique, de mécanique, d’astronomie. C’est là qu’ils prennent ce puissant préjugé que l’on nomme raison; c’est de là qu’ils empruntent cette méthode d’isoler un fait autant qu’ils peuvent, et de n’étudier qu’une chose à la fois. Sur quoi on leur fait souvent reproche de ce qu’ils manquent le grand Tout ; mais ils le savent bien, qu’ils manquent le grand Tout ; ils s’appliquent justement à l’oublier ; ils ferment la cornue ou le calorimètre ; ils ferment le laboratoire ; ils refusent ces leçons ambiguës que l’univers nous jette à toute minute.

Ils n’ont point tort. Voyez-les, spirites par aventure, c’est-à-dire revenus au problème total, et eux-mêmes dans le problème ; ils croient tout. Car partout il pleut des preuves dont le sens échappe. Porter le monde, comme Atlas, cela vous fait des épaules ; mais le bon sens n’y gagne rien. Porter n’est pas comprendre. Tout au contraire, on ne comprend bien que ce que l’on ne porte point. Bref, il faut commencer par le commencement; et la nature nous jette justement aux yeux et dans les mains ce qui est le plus obscur et le plus difficile. Il faut comprendre cette ruse de la raison, et cet immense détour, qui nous instruit par le plus simple, le plus abstrait et le moins touchant. Si l’on veut comprendre bien, il faut vouloir comprendre peu. Et le passage de l’abstrait au concret se fait par le lointain objet des astronomes, qui heureusement intéresse aussi nos passions. Sans cette rencontre, et par exemple si on supposait un ciel toujours nuageux, je dirais avec Comte que je ne vois pas comment nous serions sortis de l’enfance fétichiste. On dit bien que l’expérience seule instruit ; mais il faut surmonter l’expérience et la gouverner.

16 mai 1922

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