Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Pourquoi un chat mouillé est-il laid ?

On demande quelquefois ce que c’est que la beauté d’un chien, d’un cheval, d’un homme. Et l’on voudrait répondre que c’est la coutume qui règle ici nos jugements ; mais il suffit d’un chat bien léché pour effacer cette faible réponse. Un chat mouillé est laid ; c’est que la forme animale, qui dresse et range si bien jusqu’aux poils, est ici vaincue par une cause extérieure. Toute déformation est laide, toute mutilation est laide. Nous jugeons belle, au contraire, une forme vivante qui n’a point cédé, et qui se termine selon sa propre loi. L’art égyptien nous a laissé des têtes d’épervier qui sont admirables, admirables par une évidente victoire de la structure sur l’accident. Le sculpteur a saisi cette puissance affirmative de l’animal, et il la traduit dans la pierre ou le bronze mieux que l’animal même ne peut faire. Par exemple un œil qui cligne n’a pas de beauté, parce que ce mouvement est d’inquiétude et de faiblesse ; la cause extérieure, poussière ou rayon de soleil, est la plus forte. Tous les mouvements de retraite et de fuite, qui témoignent que la forme animale cède à l’événement, ont quelque chose de laid ; au contraire un mouvement est beau si la forme s’y développe librement ; tels sont, en l’homme, les mouvements de danse et d’exercice ; mais dès qu’une contrainte s’y marque, comme serait la menace du fouet, ou quelque lien blessant la chair, ou quelque partie du costume trop serrée, la beauté se trouve en péril.

 

Faucon – antiquité égyptienne

Un sourire est beau, parce que la forme s’étend alors selon un équilibre intérieur ; mais, dans le rire, on peut reconnaître une sorte de violence, et une invincible circonstance ; et cela fait comprendre assez ce qu’il peut y avoir de déplaisant même dans un genre de sourire. Au reste la peinture et la sculpture, parce qu’elles représentent l’immobile, ont toujours à craindre les signes passagers, et les plis que la forme devrait en quelque sorte aussitôt oublier. Mille exemples font voir que l’on risque beaucoup à peindre et surtout à sculpter même un sourire ; car ce signe qui ne cesse point évoque quelque condition extérieure qui marque sur le vivant. C’est ainsi que l’expression est toujours rabattue. Je suis ramené à cet épervier, qui n’exprime que ce qu’il est, non ce qu’il fait. Faire, c’est subir.

La majesté est le trait commun de toutes ces formes si bien dessinées. Et le contraire de la majesté dans l’homme, c’est peut-être l’étonnement ; car l’étonnement est la marque de ce qui survient, de ce qui est inattendu, et ainsi deux fois étranger. Il n’y a pas une belle statue, ni un beau portrait, qui exprime l’étonnement ; et j’ai vu peu de beaux visages qui fussent capables de porter la curiosité sans y perdre beaucoup. Ces remarques peuvent aider à comprendre ce que c’est que le style, soit dans les œuvres, soit même dans les êtres. Une beauté ne s’émeut que par une cause intérieure ; elle résiste à l’occasion; elle ne prend point la forme de l’événement. Un événement écrit sur un visage, c’est peut-être le laid. Les combattants gardèrent quelque temps vers le front et les tempes une marque de terreur, ou disons d’un genre d’attention forcée, qui n’était point belle. Et les signes de l’âge ne sont point beaux, dès qu’ils sont les signes d’événements accumulés, ou si l’on veut les sillons de l’expérience. Mais si le vieillissement se fait par durcissement intérieur, la forme vivante devenant statue et s’affirmant imperturbable, alors un vieillard peut être beau. Ces conditions sont indépendantes d’un canon de beauté ; un nègre impassible est beau ; un rire esclave est laid sur tout visage. Tout être est beau autant qu’il est lui. Je vois très bien Socrate gagnant sa beauté propre, pendant qu’Alcibiade perdait la sienne.

1er mars 1930

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