Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

La fureur de penser

Demandez quelle rue vous devez prendre, ou quelque renseignement de ce genre-là, vous aurez une réponse courtoise. Mais demandez à un homme ce qu’il pense, et le voilà en colère. Ce n’est pas que son intime jugement ait toujours ce ton de colère ; c’est plutôt que tout homme est timide devant sa propre pensée ; il est alors farouche, démuni, tout seul, tout nu. L’idée du droit est d’abord irritée ; c’est l’effet d’une belle pudeur. La question posée de soi à soi est une chose neuve, et qui remue profondément tout l’intérieur de l’homme. Il n’a pas coutume de regarder par là ; il n’y est point formé ; il est formé, tout au contraire, à dire ce que tout le monde dit. L’erreur de Socrate, si l’on ose ainsi parler, était d’inviter chaque homme à combattre de sa vraie pensée. La peur de s’avancer ainsi tout seul éveille aussitôt la colère, et, par cela même, la certitude de ne point dire ce qu’on veut dire, ni comme on voudrait le dire. C’est par là que le penseur est naturellement mécontent. Le ton emporte l’opinion. D’où les partis extrêmes, qui s’irritent eux-mêmes et font peur à tous. C’est par ces tumultueux mouvements de l’humeur que, finalement, les lieux communs gouvernent.

La pensée juste, voilà ce que chacun cherche. Mais il faut un grand exercice pour la trouver, un grand exercice qui apaise la première fureur de penser. Les essais sont d’abord maladroits, ce qui fait qu’il n’y a presque que deux espèces de jugeurs, ceux qui s’obstinent et ceux qui renoncent. Ainsi sur la guerre vous ne rencontrez presque que deux opinions, l’une qui est révolte, et l’autre qui refuse de s’interroger. De toute façon c’est guerre. Il faudrait penser tranquillement. Dès que l’on veut danser sur la corde, la règle est qu’il faut danser tranquillement ; mais aussi il y faut un travail d’assouplissement, et depuis la première enfance. J’ose dire que les opinions d’un danseur de corde, au sujet de sa propre danse, sont naturellement modérées ; ou bien il tombera. Ce n’est pas que l’action soit tellement difficile ; ce qui est difficile c’est de n’avoir pas peur et de ne point s’irriter ; les deux vont ensemble.

Il n’est pas difficile de réduire les riches à leur juste pouvoir ; il n’est pas difficile de réduire les militaires à leur juste pouvoir. Mais on n’entend là-dessus que des opinions irritées. Penser c’est peser. Mais qui donc fait la pesée ? On se jette, on s’emporte, on veut briser quelque chose. Ces désordres sont suivis de honte et de silence. Combien d’hommes arrivent à faire taire leur pensée et à conserver tout, par le souvenir des sottises qu’ils ont dites étant jeunes ! Ils ont voulu danser sur la corde ; ils sont tombés ; ils n’essaieront plus. Il faudrait assouplir les pensées comme les gens du cirque assouplissent leurs corps.

La société irait passablement par le bon sens. Tout le monde sait qu’une grève bien préparée, et dans un temps de profits démesurés, obtiendrait aisément satisfaction. Mais il y a mieux à dire ; la seule préparation suffirait ; le tranquille jugement suffirait. Au contraire, colère ramène à coutume. De même les mutineries militaires, qu’elles réussissent ou non, conduiront à un régime militaire. Tout mouvement vif est militaire. Nos religions enseignent toutes la paix, et elles font toutes la guerre. Pourquoi ? Parce qu’elles reposent toutes sur la peur d’examiner, sur la peur de penser. Ainsi les paroles sont fraternelles, mais le ton est violent. Celui qui s’en échappe ne sait pas peser ; il voudrait forcer. Tous les fanatiques nous poussent au même point. Nous devons rechercher un genre de pensée sans peur aucune, qui prenne tranquillement mesure des hommes et des idées. Tous les maux politiques viennent de ces grandes peurs qui secouent l’animal aux mille têtes. Donc ne pas craindre, ne pas haïr, et tranquillement juger.