La pitié est du corps, non de l’esprit. Au niveau de la fureur aveugle et de la crainte. Ces tumultes se contrarient assez bien pour que la paix soit ; les crimes et les supplices sont des accidents. Mais l’esprit est redoutable. Un homme qui pense est aussitôt législateur, juge et prêtre; et tous les hommes pensent. Cette difficile mission, dès qu’ils la reconnaissent, les rend inquiets et bientôt convulsionnaires. L’éloquence qui ne peut réussir est le mal de tous. Quand l’homme forme une pensée, je m’enfuis; cette fureur contre lui-même sera sans égards pour moi. La musique accorde et adoucit ; mais quoi de plus irritable aussi qu’un musicien ? Or l’éloquence est toujours un essai de musique. Jean-Christophe enfant reçoit des coups; s’il faisait des objections et non des fausses notes, que serait-ce ? Heureusement les pensées de l’enfance sont toutes des pensées d’objets, et sans réflexion encore.
L’esprit n’a point de pitié, et n’en peut avoir; c’est le respect qui l’en détourne. Ce législateur cherche le législateur, et l’a bientôt reconnu. Le moindre signe de pensée en l’autre donne une grande espérance, et aussitôt une grande déception. Alliés ou ennemis. Le latin et le grec ont fait comme une trêve de Dieu ces temps-ci; et il est clair que chacun y mettait du sien, car l’homme est un dieu pour l’homme; mais chacun sent bien aussi que cet accord délicieux ne peut durer; les dieux sont jaloux. L’amour pardonne beaucoup ; le respect ne pardonne point. Celui qui pense, je n’ai pas le droit de le laisser à ses pensées; il n’a point le droit de me laisser à mes pensées. C’est mépriser. Respect: est guerre. Songez à ceci que c’est presque une injure de ne point s’irriter contre le contradicteur; ce serait une sorte de pitié insupportable, car ce n’est• qu’aux fous qu’on donne pitié. Ce n’est point parce que l’autre a tort que je m’irrite, c’est parce qu’il a raison. Comment puis-je sortir de là? Je lui dois respect comme à moi-même, mais il faut pourtant que je choisisse. Scandale; deux dieux qui ne s’accordent point en un. Ici est l’âme du fanatisme; et le fanatisme n’est ni petit, ni vil, ni inhumain; il va à une violence généreuse, et paye de soi; les guerres le font bien voir.
Il n’y a de guerres que de religion; il n’y a de pensées que de religion; tout homme pense catholiquement, ce qui veut dire universellement; et persécute s’il ne peut convertir. A quoi remédie la culture qui rend la diversité adorable; mais la culture est rare. Et la dangereuse expérience de ces siècles-ci est d’interroger tout homme comme un oracle, remettant à chacun la décision papale. Toutes ces majestés sont maintenant hérissées; les dieux sont en guerre; il pleut du sang. Ces maux descendent du ciel.
Délier l’homme de sa propre pensée ce n’est pas facile; il ne veut point être délié; il jure qu’il ne sera pas délié. La moindre pensée enferme un serment admirable de fidélité à soi. Je ne vois presque que des gens qui mourront pour leur pensée, dès qu’on le leur demandera. S’ils sont ainsi, il ne faut point s’étonner qu’ils tuent aussi pour leur pensée; les deux ne font qu’un. Rançon de noblesse. Ce n’est pas peu déjà si l’on comprend que la tolérance est chose difficile; car c’est comprendre l’autre en ses différences, et vaincre l’opposition; œuvre de force, et non pas de faiblesse. Sans doute faut-il parvenir à former toutes les opinions possibles selon la vérité; à quoi les humanités nous aident; car tout ce qui est humain veut respect ; mais la beauté ne demande pas respect : car elle ravit tout. Ainsi L’Iliade fait la paix par la poésie guerrière tout autant que la complainte ésopique. Et la difficulté d’instruire vient de ce qu’il faut de la grandeur d’abord, et je dis même du sublime, au penseur le plus humble. Nul homme n’est humble.
22 juillet 1922.