Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

La peur du diable

La peur de l’enfer est une maladie qui a disparu de nos pays, comme la lèpre. J’ai eu bien peur du diable quand j’étais petit, parce que je prenais sérieusement les lieux communs de l’éloquence ecclésiastique. Mais quand je sentis que ni mes parents, ni leurs amis, ni les prêtres eux-mêmes n’avaient réellement peur de l’enfer, je fus bientôt délivré. Ces peurs, qui n’ont point d’objet dans l’expérience, ne peuvent naître que par contagion. Il n’y a pas encore bien longtemps, une éclipse ou une comète jetaient l’effroi partout ; aujourd’hui les hommes les plus ignorants considèrent ces choses en spectateurs. Les éclipses, il est vrai, sont annoncées et se produisent à l’heure dite. Toutefois une comète nouvelle n’étonnerait pas plus ; c’est que l’on voit partout un grand nombre d’hommes qui ne sont point troublés par de tels événements. L’indifférence se prend du voisin, comme la peur elle-même. Un raisonnement bien fort se joint ici à l’imitation ; dès qu’un homme qui n’est pas fou se montre tranquille, qu’ai-je à craindre ?

 

Jérôme Bosch (1450-1516): Le jardin des délices (détail), 1490, Musée du Prado

 

Au sujet de la vie future, il ne faudrait point se hâter de dire que personne n’y croit plus. Mais en tous, il me semble, cette espérance est purifiée de peur. L’idée la plus puissante aujourd’hui, chez les catholiques sincères, c’est que nos meilleures affections ne sont pas rompues par la mort ; c’est que l’on a des raisons d’espérer un autre genre d’existence, où tout ce qui est bon sera délivré, où tout ce qui est mal sera oublié ; ainsi un ordre plus juste apparaîtra entre les hommes, par l’effacement des fausses grandeurs ; et, comme celui qui a vécu de vanité perdra tout, de même celui qui s’est soutenu par justice et charité, non sans luttes, jouira en paix de ce bonheur qu’il a toujours désiré par-dessus tout. Les timides, les méconnus, les dévoués apparaîtront dans la lumière ; et, à côté d’eux, les ambitieux, les violents, les tyrans de toute espèce feront pauvre figure. Et comme il n’y a point d’ambitieux, de violent, de tyran, sinon en apparence et pour le voisin, comme chacun a toujours au fond de lui-même une belle espérance, mais qu’il n’arrive pas toujours à porter, ceux qui pensent à la justice éternelle sont en cela plutôt consolés qu’effrayés. Au fond, c’est toujours l’amour de la justice qui porte la foi ; et le méchant, s’il existe un méchant absolument, est justement un homme qui ne peut point croire. La peur de l’enfer ne serait donc jamais de foi ; au contraire, toujours de croyance, et d’après les causes extérieures, comme sont toutes les peurs superstitieuses, de revenants, de Korrigans, de lavandières. Le diable a subi le même sort que toutes les apparitions. Les hommes les plus instruits y portent aussitôt leur méthode d’observer. Chacun sait, au moins par ouï-dire, qu’il y a des perceptions trompeuses, et des illusions que l’on explique par la fabrique du corps humain. L’astronome sait par une continuelle expérience qu’il faut vaincre les apparences. Copernic a redressé l’esprit humain en demandant qu’on renonce à croire que les apparences célestes sont vraies. Cet assouplissement de l’esprit est le grand fait des temps modernes. On sait que rien ne se montre comme il est. Personne chez nous ne croit plus que les images du rêve correspondent à des objets véritables. La guerre même, autant que j’ai vu, n’a point fait revivre le diable et ses cornes. Et les plus sincères croyants, en cet enfer terrestre, ne formaient jamais qu’une grande espérance.

20 août 1921.

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