Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

La Toussaint

Il n’est pas étonnant que la Toussaint et la fête des morts, qui ne sont qu’une seule fête en deux pensées, se trouvent placées en ce moment de l’automne où il est clair que tout se défait, et que rien ne s’annonce encore. Tout s’efface par cette pluie infatigable, mais tout n’est pas effacé ; ces feuilles retournent aux éléments, mais elles signifient encore ce qu’elles furent. Ainsi notre pensée remonte contre le temps et médite sur l’irréparable. Et, parce que le spectacle des choses règle nos pensées bien plus que nous ne croyons, nous voilà à commémorer.

Une même fête, disais je, en deux pensées. Car il est naturel que la méditation commune se porte vers les morts qui furent modèles, et que la légende a déjà noblement ensevelis. La mort par eux se trouve purifiée et même belle. Aux saints la première pensée, la plus facile. Mais la commune sagesse a déjà beaucoup gagné depuis le temps où l’on célébrait Hercule, par cette idée admirable qu’il y a bien plus de saints qu’on ne peut dire, et que les moins illustres ne sont pas les pires. Ce mouvement de réflexion ramène déjà à l’ordinaire de la vie, aux œuvres cachées, encore mieux, aux vertus méconnues. D’où l’on célèbre ensemble tous les saints. Telle est la première idée. L’autre est plus près de nous encore, et veut joindre à tous les saints tous les morts par une sorte de pardon. Les morts, selon une antique tradition, attendent sépulture, et même sont redoutables tant qu’ils n’ont point sépulture. Entendez qu’il n’est point facile de penser aux morts avec piété tant qu’on n’a pas retrouvé le visage qu’ils doivent avoir, celui qu’ils méritent. Or ils l’ont brouillé de mille manières, par l’humeur, par l’âge, par la maladie, par toutes les cicatrices des coups reçus, qui ne sont point d’eux. Il faut donc retrouver ce modèle d’eux-mêmes, que leur vie souvent nous cache. Ici est cachée, avec l’idée de sépulture, la grande idée de résurrection. Il faut que les morts cessent d’être morts ; car être mort n’est rien. Ce devoir de penser aux morts, mais comme à des êtres vivants et réels, conduit fort loin. D’autant que cette charité, qui veut qu’on les retrouve en leur puissance d’exister, en leur vertu au sens plein du mot, ne trouve pas ici cette apparence que les vivants tendent toujours. Les morts ne font plus de fautes. La commémoration va donc à purifier, à glorifier, ce qui est bien mieux que pardonner. Il ne nous faut maintenant qu’un peu d’attention, et d’attention à ceci que ce n’est jamais par leur puissance d’être que les hommes sont méchants, mais plutôt par les blessures de rencontre ; ainsi leur méchanceté n’est point d’eux ; c’est comme un malheur qu’ils ont rencontré. Ou bien c’est un vêtement qui s’est posé sur eux, non point attaché à eux. Et c’est leur être propre que nous voulons retrouver. C’est donc le temps de laver et purifier en notre esprit les images chères, à l’imitation de cette pluie infatigable.

 

Gustav Klimt (1862-1918): Forêt de hêtres, 1902, Collections nationales de Dresde

 

Cette harmonie des fêtes avec les saisons me conduisait encore à remarquer autre chose. Il se trouve qu’à ces deux fêtes il s’en est joint une troisième, qui ramène notre pensée aux morts de la guerre, à tous les morts de la guerre, et pour un autre grand pardon. Le calendrier ainsi ne cesse pas de s’orner selon la saison ; et ce n’est point miracle. Cette guerre, qui fut toute de passion, devait finir par la fatigue, et au soir de l’année. Souvenez vous. Ce sommeil des jours, ce brouillard, ce sol boueux où le pas le plus violent est le plus promptement arrêté, tout cela ensemble conseillait la paix, et, bien mieux, imposait déjà comme une trêve et une attente ; d’où les pensées aussi prenaient un autre cours. Une seule fête donc maintenant, en trois journées, en trois pensées. Ici, à ce troisième moment, il n’est plus question de pardon aux morts, mais bien clairement de pardon à soi. Et cela ne peut aller sans quelque ferme résolution. Aussi clair et aussi libre, ce retour de peine, que bientôt le bruit des charrettes sur la terre durcie. Car il est dans l’ordre que l’on revienne du souvenir à l’action, et c’est là que le piquant hiver va promptement nous rappeler.

1er novembre 1926

L’Émancipation, 25 novembre 1926 (XCI)

1935 SE LXX « La toussaint »

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Ce texte est traduit en anglais sur le site

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