Les images de Noël sont étonnantes, et même, à bien regarder, subversives. Cet enfant dans la crèche, entre le bœuf et l’âne, et ces rois mages adorant, cela ne signifie pas que les pouvoirs vaillent un seul grain de respect. Il y a lèse-majesté dans ce vieux mythe ; et j’admire comment la pensée populaire tient ferme depuis tant de siècles. Par la vertu de chansons invincibles, et qui rendent un son inimitable, tous les hommes sur la terre, et non pas seulement ceux qui vivent d’obéir et de travailler, célèbrent maintenant une destinée misérable, relevée par la pensée, mais achevée par le bourreau. Toute la force des Césars, passée, présente et à venir, est ici publiquement déshonorée. Mauvais moment pour le chambellan, s’il se mêle de penser ; mais il s’en prive ; il est sot par privilège.
Supposons qu’il pense. Il voudra se tirer d’affaire en expliquant que c’est le vrai Dieu qui est représenté entre le bœuf et l’âne. Mais, en prenant tout à la lettre, il faut encore dire pourquoi Dieu a pris la forme d’un pauvre, d’un faible, d’un supplicié. De quelque façon qu’on l’entende, cela ne nous pousse toujours pas à faire cortège aux rois de guerre et de police. Que l’on croie ou non à la manière du charbonnier, cela ne fait pas grande différence. Car, dès que l’on n’a pas juré de rester stupide devant ces grandes fresques de la légende, il faut bien enfin se dire au moins à soi-même ce qu’elles signifient. Religion c’est jugement, et jugement des valeurs. Parmi les hautes valeurs, j’aperçois le travail, l’entr’aide, le pardon, l’esprit de paix ; la force est loin derrière, et même sans valeur aucune. Qu’est-ce que cela peut prouver au monde, dans l’ordre des valeurs, si vous êtes trois contre deux ? Là-dessus il n’y a point de querelle. Les prétendues querelles de religion sont d’habiles moyens pour masquer l’accord de religion.
Il y a même un accord d’irréligion, qui revient à honorer la force. Intriguer, s’enrichir, gouverner, réussir, c’est toujours force. Et l’on s’enivre de force. L’esprit même peut être pris comme la force des forces, et le suprême moyen de régner. Source, alors, d’inégalité et d’injustice ; ce qui devrait instruire s’emploie à tromper. Je pense plus vite, donc je frappe plus vite. Platon, décrivant l’homme tyrannique, sait bien dire que la pensée y est en prison, et fabrique alors des opinions utiles au pouvoir. En cette situation, plus l’esprit est esprit et plus l’esprit est humilié. La pire impiété est celle qui le brandit comme une arme. Au contraire, si l’on pense comme on doit, c’est à l’autre qu’il faut donner cette arme. L’esprit cherche l’égal et veut l’égal. L’esprit n’a d’autre espoir que de rendre son semblable aussi puissant à persuader que lui-même. C’est ce que l’on appelle enseigner. Honneur à cette puissance qui refuse force. Noël ! Noël !
La force gouverne. Cette formule est une sorte d’axiome. Même quand on refuserait de penser comme évidente cette loi de fer, il faut toujours qu’on l’éprouve. L’ordre suppose un effet assuré des forces, comme on peut voir pour la moindre chose, pour la circulation des voitures, et choses de ce genre. Or cette police nous mène fort loin. Il faut des pouvoirs, et cette vie compliquée, ce rassemblement des hommes, ces travaux distincts et liés, ce jeu des échanges, et enfin la paix elle-même, tout cela veut obéissance, et même prompte obéissance. D’où il arrive que les chefs sont bientôt bénis et célébrés, et se bénissent et se célèbrent eux-mêmes. Les cortèges de force, précédés de ces tambours, qui imitent et redoublent le bruit des pas, nous prennent à l’estomac, et nous inspirent une sorte de vénération animale. C’est l’autre fête, celle-là, la fête de force. Je sens ma propre force, multipliée par tous ces alliés que je me vois, par ces rangs, par ce mouvement réglé auquel je participe. Me voilà chasseur à pied, et c’est quelque chose d’être chasseur à pied. Ce n’est pas d’hier que le bataillon s’acclame en son chef. D’autant que tout est mêlé, et que la religion soutient l’idolâtrie ; car le pouvoir de force se glorifie de ces vertus de patience, de tempérance, de résignation sur lesquelles il s’élève. Et l’homme du rang, qui se sent meilleur à son rang, fait naturellement honneur au chef de ces vertus qui portent l’ordre terrible. De tout cela, il faut que nous soyons dupes un peu, et toujours trop. Soyez d’un cortège, quel qu’il soit, et vous éprouverez en vous-même la puissance inhumaine, celle qui dit dans son secret : « Qu’importe qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent. » Contre quoi suffit cette universelle pensée et cet irrésistible chant : Noël ! Noël !
25 décembre 1929.
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Pour écouter le podcast (20′) sur la place de la fête de Noël dans la philosophie d’Alain
Pour lire le présent Propos traduit en anglais sur le présent site.
La Lumière, 28 décembre 1929
Libres Propos, Nouvelle Série, Quatrième année, n°1, 20 janvier 1930 (CCLXXXII)
1935 SE III « Le chant de Noël »