Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le maître de musique

S’ils ne sont pas vertueux, faisons-leur un cours de morale. Et, s’ils sont crédules, un cours de pensée. Et s’ils méconnaissent le passé humain, un cours d’histoire. Quand je pense à tous ces cours, où le plus savant travaille tandis que les ignorants ne font rien qu’écouter, je veux imaginer un professeur de violon qui jouerait continuellement du violon devant ses élèves, sans jamais leur mettre en mains l’instrument et l’archet. Or un tel professeur de violon ferait rire. Pareillement ferait rire un maître de peinture qui admettrait ses élèves à l’honneur de le regarder peindre. Toutefois il ne me semble point étrange qu’un enfant passe des heures à écouter le maître. On sait bien que c’est en lisant qu’il apprend à lire, et en écrivant, à écrire, et en calculant, à calculer. Mais il faut qu’il écoute la physique, au lieu de mesurer, peser, essayer. Il faut qu’il écoute l’astronomie, au lieu de marquer sur les murs d’un couloir les voyages du soleil au cours d’une année. Et qu’il écoute des raisonnements, au lieu d’en faire de son cru.

Une fillette qui veut apprendre le piano commence par répéter des centaines de fois les mêmes mouvements, sous la surveillance d’une maîtresse dont la principale vertu est la sévérité. La fillette grandit, et s’élève jusqu’au cours de piano de son quartier, où elle exécute de temps en temps, en dix minutes, un morceau qu’elle a répété pendant huit jours. Quelquefois elle est admise à jouer devant le maître éminent ; c’est pendant un mois, alors, avant ce jour redouté, qu’elle oublie la nourriture et le sommeil pour refaire dans sa tête et sur le clavier la même suite de notes. Sans ces préparations, elle ne peut comprendre ce que le maître éminent daignera lui dire. Après dix ans de cette sévère discipline, elle en est encore aux éléments ; mais enfin elle peut aborder selon ses goûts le Conservatoire, où l’on devient brillant, la Schola, où l’on devient modeste, ou telle autre école selon ses goûts et selon les moyens de transports. Chacune a ses dieux et ses prêtres ; cependant on retrouve en toutes le travail redouté, les exercices monotones, les épreuves redoutables et redoutées. Si cette pianiste devient seulement passable, je pourrai lui dire, sans risquer de me tromper : « Tu sais vouloir ». La musique forme plus de caractères et sauve plus d’existences que ne fait la sagesse.

La musique détourne ; la musique console ; seulement elle reste à côté. Si l’on savait se mettre à penser, seulement à revoir ses pensées, comme on se met au piano, les maux humains reculeraient. Mais où sont ici les touches ? Où la méthode ? Même les maîtres, sur ce cla-vier-là, m’ont fait souvent penser à ces barbares qui n’ont point appris la musique, qui voudraient l’aimer, et qui jouent d’un seul doigt « Au clair de la lune ». Penser en ordre, et selon les vrais maîtres, c’est, dites-vous, un peu plus difficile que de faire parler ces touches noires et blanches. Plus difficile ? Je n’en sais rien. Je vous le dirai quand on enseignera la sagesse seulement aussi bien qu’on enseigne le piano ; quand les élèves travailleront ; quand le maître corrigera l’ébauche. Mais tant que les maîtres feront leurs tours de cartes ou de gobelets devant leurs juges paresseux et ignorants, qu’ils appellent leurs élèves, il ne faut attendre rien de bon. Car le maître, par la nécessité de plaire, ou tout au moins d’étonner, cherche le rare et l’obscur ; et l’élève se contente d’imiter passablement, comme ces spectateurs qui chantonnent en sortant d’un concert.

Il faut que la musique soit bien forte ; car l’esprit universitaire a promené aussi par-là ses cours d’esthétique et d’histoire de la musique, mais enfin je n’ai pas vu encore que cela détournât d’étudier les gammes et les arpèges ; ni que la mode se soit établie de parler sur une sonate de Beethoven au lieu de la jouer. Méfie-toi pourtant, maître de chapelle. J’ai vu de jeunes pianistes, et qui savent pourtant ce que c’est qu’apprendre, venir en foule à des cours du soir, tant il est agréable de s’emplir de science comme une cruche s’emplit d’eau. Elles avaient du papier et des stylographes. Et quand l’orateur ouvrit la bouche pour dire que Beethoven était né en tel lieu et en telle année, les plumes volèrent sur le papier.

25 juin 1921

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