Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le massacre des meilleurs

Le massacre des meilleurs; j’y insiste. Considérez tout à nu cet effet de la guerre, et même de la victoire. L’honneur est sauf, mais les plus honorables sont morts. Toute la générosité est bue par la terre. Car c’est la vanité sou­ vent qui crie et qui pousse à la guerre; mais devant le feu, c’est la vraie force, physique et morale ensemble, qui va la première; et à la fleur de l’âge, avant même que les enfants soient faits. Dans cette terrible guerre moderne, il n’y a plus cette sélection des anciens com­ bats, où souvent l’homme vigoureux, intrépide, maître de lui-même avait quelques chances de revenir. Ainsi, dans L’Iliade, il paraît naturel que les plus forts et les plus courageux soient invincibles, ou tout au moins durent plus longtemps que les autres. Ulysse revient dans sa patrie. Mais, dans nos guerres, lorsqu’il s’agit d’enlever une position sous le feu, le plus vif et le plus noble des hommes marche à une mort certaine; il ouvre le chemin, mais il tombe avant le triomphe; car le courage ne peut rien contre la balle ou l’obus. La guerre n’est plus une épreuve pour les héros, mais un massacre des héros. On fait la guerre afin d’être digne de la paix; mais les plus dignes n’y sont plus quand on fait la paix. Rappelez­ vous la paix qui mit fin aux guerres de l’Empire, et même la paix la plus récente, qui nous coûta deux provinces; c’était lassitude d’un peuple, mais non pas d’un peuple qui a bien combattu. Ne personnifions point; ne tombons pas dans cette perfide mythologie d’un peuple toujours le même quand ses meilleurs enfants sont morts. Celui qui a faibli, celui qui a fui, celui qui n’a pas su oser, tous ceux-là délibèrent enfin sur la paix; ils ont la paix que d’autres ont gagnée.

Le peuple après cela, vainqueur ou vaincu, est pauvre du vrai sang noble; pauvre de sauveteurs, d’entreprenants, de généreux; riche de prudents, de calculateurs, de thésauriseurs. Riche de prêteurs et de rusés; riche de natures pauvres. Riche de tyrans et riche d’esclaves. La saignée prend le meilleur sang. Effroyable ironie de ces cerveaux fumeux, on ne veut point dire perfides, qui disent qu’une saignée est utile de temps en temps. Confusion d’idées plus dangereuse encore, lorsque l’on prêche que la paix amollit trop les caractères, et que la guerre les trempe; que la paix est trop favorable aux forces de ruse et à la médiocrité morale; que la guerre mettra les meilleurs hors du rang. Hors du rang, oui, mais pour être aussitôt mitraillés. Beau choix pour le tombeau! L’injustice lira quelque oraison funèbre; mais les leçons de toutes ces belles morts, pour qui? Je crains alors une moisson étonnante d’hypocrisie; un temps de discours pompeux, mais de réelle petitesse; un temps d’opportunisme et de quant à soi. Bref, dans toute guerre, la justice est assurément vaincue; l’injustice rit en dedans. Je voudrais que les ombres des héros reviennent, et qu’ils admirent cette paix honorable qu’ils auront achetée de leur vie.

3 août 1914 et écrit le 31 juillet

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