Le grand secret des arts, et aussi le plus caché, c’est que l’homme n’invente qu’autant qu’il fait et qu’autant qu’il perçoit ce qu’il fait. Par exemple, le potier invente quand il fait ; et ce qui lui apparaît plaisant dans ce qu’il fait, il le continue. Le chanteur aussi. Et celui qui dessine, aussi. Au contraire ceux qui portent un grand projet dans leur rêverie seulement, et qui attendent qu’il s’achève dans la pensée seulement ne font jamais rien. L’écrivain aussi est soumis à cette loi de n’inventer que ce qu’il écrit ; dès que ce qu’il a écrit a valeur d’objet, il est amené à écrire encore et encore autre chose ; aussi c’est un grand art de ne pas raturer, mais au contraire de sauver tout. Cette idée offre des perspectives.
Ce que nous faisons et ensuite percevons est de trois espèces. L’action est la première, qui change le solide et y enfonce le pouce ou l’outil. C’est l’art rude, qui modèle, qui taille et qui construit. De mes mains je pétris un peu de glaise et j’y imprime les mouvements de la fantaisie en même temps que la forme de mes doigts ; dès que je remarque quelque forme en cette glaise et que je la continue, me voilà modeleur. De même si je découpe un visage avec mon couteau dans quelque noueuse racine. Tel est l’art du simple soldat, ou de l’exécutant. La loi de cet art est que la force s’y montre toujours par la matière résistante.
La voix est la seconde espèce, soit qu’elle crie, qu’elle chante, qu’elle déclame ou qu’elle parle. Ici l’objet, qui est ce que je perçois, est d’un instant ; et la mémoire est l’instrument de l’artiste ; car, de quelque façon que je commence, il faut que je continue, ce qui est recommencer ou imiter, en changeant un peu. D’un côté mon propre modèle, qui est ce que j’ai chanté, m’échappe ; mais en revanche il ne se prête point à la rature, et il faut que je le sauve tout ; d’où naît la phrase musicale, la moins libre de toutes les inventions, si elle est belle. Un beau chant ne pourrait être continué autrement, ni être terminé autrement. Au lieu que la mauvaise musique recommence toujours. Tel est l’art de l’aède, qui est comme la mémoire des guerriers.
Le troisième art est l’art du geste ; et c’est l’art du chef. Le geste dessine l’action, mais n’est point l’action. Sous la forme de la danse, il ressemble à la musique en ce qu’il se continue en s’imitant lui-même ; et s’il écrit alors sur le sol ce qui sera le chemin du chœur, c’est sans le vouloir. Le geste tracé, qui est dessin ou écriture, reste léger et effleurant selon son essence, et ne marque sa forme qu’assez pour la pouvoir reconnaître et continuer ; assez et non pas plus ; cette sobriété, qui est aussi clarté, est la loi du chef. De là vient qu’un beau dessin est souverain par la légèreté, laissant même intact le grain du papier et n’y laissant qu’une fine traînée, et même interrompue. Un dessin n’est nullement sculpté en creux dans le papier ; cette main n’appuie jamais. Les plus belles écritures, font voir aussi ce mépris des moyens, et cette économie de force. J’en parle impartialement, car ma plume veut toujours percer le papier et je n’y peux rien ; par quoi je me reconnais sculpteur et prolétaire, peut-être aède à la rigueur, mais nullement chef ; nullement traceur ni directeur ; mais plutôt écrivant comme on sculpte dans du bois, et m’arrangeant du coup de ciseau ; car comment le reprendre ?
1923