Le style rappelle l’instrument qui mordait sur la cire ; ce qui laisse supposer que le style n’est pas surtout d’esprit ; bien plutôt le style est l’inflexion imprimée aux idées par les conditions matérielles. Dans lesquelles il faut compter le corps humain, qui est l’absurde fournisseur des mots et des gestes ; seulement il compte trop ; et, par un excès d’incohérence, il ne compterait plus guère ; car la folie n’a pas de style. Il est vrai que la politesse n’en a pas non plus, ayant pour règle de ne jamais tromper l’attente. « Comment vous portez-vous ? » Cela n’a pas de style ; mais se porter aurait du style, si l’on pouvait buter sur cette métaphore, qui dit tellement plus que nous ne voulions. Il y a du rugueux et de l’aspérité dans le style, et une rencontre de l’homme avec la matière, qui est bien au-dessous des idées. Il y eut un style de la plume d’oie, un style de la plume sergent-major ; il y a un style du stylo, et peut-être un style de la machine à écrire ; car aucun de ces procédés ne manque d’arrêt ; tous offrent l’occasion d’attendre, et à un moment où on n’attendrait pas ; le corps humain se tord et se détord, et nous fait ressentir la houle animale, c’est-à-dire la vraie difficulté de penser, qui n’est jamais où on la cherche.
L’architecture a aisément du style, par la seule difficulté de bâtir. J’ai observé de petits cintres à côté de grandes ogives. La difficulté d’élever une grande coquille pour les solitaires expliquait tout, car une petite ouverture n’a pas besoin de l’ogive. Et au contraire le style gothique est perdu dès que les grandes ogives font des petits. Le lieu commun d’architecture se développe alors selon un choix de l’esprit tout seul ; cette prolixité libre enlève l’espérance, comme font les orateurs surabondants. Le style de la statuaire est donné par le bas-relief et par la médaille, où l’on ne fait pas ce qu’on veut. C’est alors que l’humeur soutient l’esprit. La bienveillance ne fait rien de beau, et la malveillance non plus, car elle est trop près des raisons. Ces genres d’hommes ont des maximes, ils mettront des ogives partout. L’humeur a bien plus de naturel, et le nœud du bois la réveille comme il faut. L’avenir fut toujours aux sculpteurs de cannes et aux sculpteurs de montagnes.
On demande pourquoi la facilité ne plaît pas ; c’est qu’elle persuade trop ; et, surtout, c’est qu’elle ne persuade que la partie souple. Il est trop ordinaire que le comprendre ne change rien à l’homme, et n’y remue rien. Le lecteur imite l’auteur en cela. L’homme sans humeur me laisse sans humeur ; mais c’est tricher ; car la raison n’a pas besoin d’être raisonnable. Au contraire le plus petit remous de l’humeur m’avertit de l’homme. C’est bien lui, car il va son train d’animal ; il pense comme on marche, par trébuchements. Il se sauve et me sauve. Pascal est en difficulté ; oui dans ses petits bouts de papier ; non dans les Provinciales, où je ne trouve pas qu’il aille au fond. Il est faible de n’avoir que de l’esprit. Aussi le dernier mot n’est pas dit sur le jésuite en ces célèbres pamphlets, ni même le premier. Réfuter est sans style. Ce qui effraie dans le jésuite, c’est qu’on l’est. « Il ne faut point dire au peuple que les lois ne sont pas justes » ; ici Pascal est jésuite ; le soc est tout luisant de terre arrachée. Montaigne a passé par là, Montaigne, si près de soi. Le fait est que les Pensées sont bien plus lues que les Provinciales.
Il faut qu’une vérité soit révélée ; non pas une vérité neuve,, mais au contraire vieille comme les rues, et cent fois prouvée. Oui, mais, cent fois prouvée, une idée n’est toujours qu’une idée. Rousseau a un mot bien naïf : « Pourquoi tant d’hommes entre Dieu et moi ? » C’est qu’il n’y a jamais assez d’hommes entre Dieu et moi. Il faut des témoins de l’idée, ou des martyrs, c’est le même mot, c’est-à-dire des hommes de réelle substance, des hommes d’épaisseur, des hommes bêtes, à qui il arrive de ne plus rien comprendre. Les grands auteurs sont plus bêtes que nous. Ils nous éclaboussent de nous. Qu’ai-je besoin d’un homme qui pense bien ? Chacun pense bien dès qu’il ne met rien au jeu. Le style me force à mettre au jeu. Ce risque, cette menace de chute, et ces broussailles remuées, c’est l’homme sur la terre, qui ne fait pas seulement ce qu’il fait, mais qui fait envoler encore beaucoup de choses. Les mots du mathématicien arrivent presque à ne dire que ce qu’ils disent ; aussi ce n’est plus langage ; au lieu que la droite, si on y bute, fait envoler aussi les droits de l’homme et la guerre pour le droit. On y gagne d’être accroché, comme aux buissons. Cette recrue des hommes, comme parle Bossuet, par une surprise scandaleuse, nous éclabousse de rivières et de lansquenets, dont il faut s’arranger, ce qui est ne pas s’arranger. On croit saisir une nécessité, on en sent mille. Il faut sauter pour ne pas tomber. Telles sont les flèches du style.
Propos de littérature, 1934