L’arbre à pain, cette merveille de mes livres d’enfant, l’arbre à pain n’est pas de chez nous. Il y a sans doute des climats où la nature porte presque à notre bouche des fruits sucrés, et qui viennent sans culture. Toutefois l’alliance que nous nommons Pâques, et que les cloches célèbrent, est assez froide en somme ; l’éclatant soleil ne va jamais sans un vent assez aigre ; et la fête de lumière, sans aucun écran de verdure, fait seulement paraître des travaux faits ou à faire ; ici les débris de l’hiver, et plus loin les carrés de terre criblés par l’outil, alignés selon le cordeau, prêts à nourrir l’homme, pourvu que l’homme bêche, plante, sarcle et arrose. Il y a de la sévérité dans cette belle saison. Les flèches de lumière qui piquent le sol nous invitent à le frapper aussi, à le diviser, à recevoir et à concentrer pour nous l’énergie solaire dans les choux, la betterave, ou le blé. Rien n’est plus triste à voir qu’un terrain abandonné sous cette lumière indiscrète. L’énergie solaire nous est donnée ; elle ne coûte rien ; cette pluie dorée verse en une journée une puissance de vivre énorme ; énorme, mais perdue si le travail assidu ne la recueille. Pâques n’est donc que promesse, et sous condition. Plus tard la Fête-Dieu, si étrangement nommée, célébrera en même temps les fleurs et les moissons, c’est-à-dire les fruits du travail.
Beaucoup de choses très précieuses nous sont données ; chaleur et lumière, pluie du ciel, torrents, forêts, charpentes, tourbes et charbons, pétrole enfin, Toutefois dans toutes ces admirables richesses nous ne trouvons rien à manger. La zone de planète sur laquelle nous vivons n’est pas comestible. Au reste dans les pays où la nature est comestible, il y a sans doute d’autres inconvénients qui rendent la vie difficile. Mais je considère seulement nos climats et je vois que notre vie doit d’abord être gagnée. L’industrie humaine fait qu’une heure d’homme conquiert bien plus de nourriture qu’une heure d’oiseau. Mais enfin le travail humain ne pourrait être interrompu seulement un jour sans un péril mortel pour tous. Sans cesse il faut cultiver et récolter, couper l’arbre, équarrir, construire, réparer, transporter, échanger ; et en même temps il faut nettoyer, évacuer, balayer l’ordure.
Je lis partout que l’on a beaucoup gagné sur la nécessité du travail ; et quelques-uns s’amusent à dire que ce gain est justement ce qui nous rend pauvres. Ma foi je cherche en quoi la peine des hommes a été allégée. Je la vois surtout transportée loin de nos yeux. Il y a des mineurs qui vivent comme les taupes ; il y a, dans le fond du grand paquebot, des chauffeurs nus et suants, bientôt usés ; cet été vous verrez nos paysans et nos paysannes tout maigres et tout cuits. Nous n’en sommes pas encore aux temps qu’on nous promet, où la machinerie nourrira et promènera l’homme. Toute machine est l’œuvre de l’homme, et s’use fort vite, et suppose continuellement des esclaves attentifs. Bref le vieil article : « Tu gagneras ta vie à la sueur de ton front », n’est nullement abrogé.
Je sais ce qui est arrivé. Il est arrivé que les courtiers de publicité, qui en effet sont milliers, et qui ne travaillent guère, ont annoncé que le vieil article en question était abrogé pour toujours ; et je ne sais par quel emportement de plaisir ils ont été crus à peu près par la moitié des hommes. D’où une dépense à grande vitesse ; d’où l’idée, plus ruineuse encore, que la dépense est à proprement parler ce qui nous enrichit tous. C’est jeter le pain, chose qu’on disait criminelle à nous, enfants. Jeter le pain, disait la publicité, c’est faire vendre le blé ; et ainsi pour tout. Il ne s’agissait que de faire tourner la grande machine aux produits et aux échanges, et de faire tourner aussi les têtes frivoles. Et c’est ce qui fut fait, supérieurement ; si supérieurement que je vois Léviathan, l’homme du marteau et de la charrue, ruiné partout, et travaillant avec moins de profit que jamais. Cela vient, à ce que je crois, d’une erreur de principe, c’est que la nature est toute prête à nous servir, et qu’il ne s’agit que de lui passer la bride. Or, allez-y voir, vous verrez que la bride coûte cher, et qu’elle est bientôt usée, et qu’il faut refaire la machine, remplacer la turbine, changer le rail, fondre l’acier, et d’abord bêcher, fumer, semer, sarcler, à quatre pattes comme au temps d’Homère. Voilà ce que le printemps nous annonce.
1er mai 1934.