Noël c’est le printemps de l’esprit ; c’est tout promesse. En juin nos joies flamberont ; le midi de l’année penchera aussitôt de l’autre côté. Ce qui commence est plus beau. Celui qui mesurerait maintenant ces ombres longues saurait qu’elles ne s’allongent plus. Au point de Noël le soleil hésitant remonte tous les jours un peu. C’est la grande aurore. On la figure par une flambée de cierges. L’hiver nous trouve incrédules. Comme le pilote regarde au loin et se fie à de plus larges balancements, ainsi regardant là-haut nous nous savons sauvés de nuit. Aussi les chants de Noël sont tous portés en avant, tel un bruit matinal. Qu’on le dise comme on voudra, c’est la naissance qu’il faut maintenant célébrer. Non pas le chasseur d’avril. À vieille science, dieu jeune.
J’ai ri quelquefois de ceux qui disent que les religions furent une longue tromperie. Je n’y vois pas plus d’erreur que dans ces mouvements que nous allons maintenant remarquer, de pousses vertes, de bourgeons, de fleurs. La prière est vraie comme la sève. Mais il faut être paysan pour sentir pleinement cette religion du soleil et des saisons. Les citadins, qui ne sont qu’usuriers et emprunteurs, comptent par échéances et par semaines. Il y eut un temps où Rome s’aperçut qu’elle allait célébrer Pâques à la moisson. Jules César eut l’honneur de soumettre de nouveau les fêtes urbaines à la religion champêtre. Un homme de guerre soumet la crue des hommes à la crue des fleuves ; il joue sur les saisons. Mais, victoire ou non, l’homme gagne en ses pensées s’il les règle sur le vrai train du monde, doutant et espérant, commémorant et oubliant selon la saison. Ce que marquent les fêtes ; et le creux de chaque fête est préparé pour des pensées justes et fortes.
Pourquoi l’Enfant-Dieu dans une étable, entre le bœuf et l’âne ? Je l’expliquais déjà ; je l’expliquais sans le savoir assez, quand je reconnaissais en la Noël l’immémoriale religion paysanne, qui force nos pensées selon l’ordre des travaux. La religion de la vache est bien ancienne. Et pourquoi pas aussi de l’épervier, du serpent, du chien, du loup ? Les Égyptiens ont dessiné l’homme à tête de loup. Ces signes sauvages sont comme des lettres oubliées. Mais la plus récente image éclaire les autres ; il fallait l’enfant. Cette théologie sans paroles dit bien plus que la Bible.
Mais quoi de plus ? L’enfant. Non pas l’éléphant et le bœuf. Non plus César, le dieu chauve. Assez de commémorations et de regrets. Comme les travaux s’étendent en avant, sur une terre neuve, ainsi l’enfant a mission de tout recommencer à neuf ; sa grâce le dit. Aussi, par la vertu de Noël, ce ne sont plus ces vieilles sorcières qui viennent peindre des rides sur le jeune visage. Mais, au contraire vieux et vieilles, et rois mages et toutes les Majestés apportent la solennelle prière à l’Enfant-Dieu : « Non pas comme nous voulons, mais comme tu voudras ». Ce qui fait un prodigieux sens, et qui retentit au ciel et dans les enfers. C’est encore se fier à la nature nue, encore une fois s’y fier, comme le paysan au printemps nouveau. C’est refaire l’antique alliance entre l’homme et le monde. C’est adorer l’espérance même. Et c’est aussi adorer l’être le plus faible, celui qui a besoin de tous, du bœuf, de l’âne, d’Hercule, de César. Image enfin de l’esprit, qui en effet ne peut rien ; de l’esprit, qu’il faut servir, et qui n’aura jamais l’âge de récompenser. Toutes ces vérités ensemble, et bien d’autres. Comment trouvées ? Sans doute par une union et communication avec la nature, que le peuple a toujours gardée, et que la légende dessine. Les arts sont comme un langage direct et universel, où la forme humaine se conserve et se retrouve. Et les images de l’art sont les vrais dieux de la terre. Car, selon un ordre que l’on retrouve partout, l’homme adore les images qu’il a premièrement faites, et les légendes qu’il s’est d’abord racontées. L’homme n’a médité que sur ses propres poèmes ; et toute pensée fut premièrement une énigme à deviner. C’est ainsi que la fête de Noël est parmi nos énigmes, et peut-être la plus belle. Et comprenez-la comme vous pourrez, la crèche reste, avec le bœuf, et l’âne, et la mère, et l’enfant. Sur ces traits invariables notre pensée peut s’exercer ; mais, hors de ces touchants modèles, elle est folle.
Janvier 1933
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Pour écouter le podcast (20′) sur la place de la fête de Noël dans la philosophie d’Alain
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Le présent Propos est traduit en anglais sur ce site
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Nouvelle Revue Française, 1er janvier 1933.
Libres Propos, Nouvelle série, Septième Année, n°1, 25 janvier 1933 (III)
1937 SE II « L’Enfant-Dieu »