J’ai vu hier qu’un grave journaliste évoquait l’équipe invisible. Marquez ce temps-ci; nous allons voir quelque chose de neuf. Le prodigue aperçoit le fond de sa bourse; il fait ses comptes; il va mettre en train le Grand Livre où tous les travaux seront en regard de tous les produits. Moment difficile; mais nécessité n’a point d’égards; et il va falloir penser, c’est-à-dire peser le nécessaire et le superflu.
Faisons paraître l’équipe invisible. Voici le grand train qui démarre, deux hommes le traînent; d’autres hommes sont à demi couchés dans les wagons bleus; ceux-là font le poids mort. Où est l’équipe? Il y a chef de gare et pousse-wagons, aiguilleurs à leur poste, piqueur avec son marteau, qui chasse les coins. Ces hommes mangent pain et viande, mais ne produisent ni pain ni viande; ce qu’ils produisent c’est vitesse, voyages d’ennuyés, fumées comme cette fumée là-bas, que le train a laissé autour des arbres. Voici une autre partie de l’équipe; ce sont des artistes à ceinture rouge qui jour et nuit bourrent le caillou, remplacent traverses et rails; car le furieux train appuie sur les courbes et arrache la voie. Comprenez-vous que cette voie est tenue à bras? Autre partie de l’équipe, ceux qui font les rails, la machine, les wagons. Combien dure une roue? Chacun a vu de ces roues qui voyagent sur les wagons plats. Beaucoup de trains soufflent péniblement au service du grand train bleu. Voici l’usine, elle-même bâtie à bras d’homme, et tournant à bras. Mais oui, à bras, comme le train marche à bras. Comptez les mines de fer et les mines de charbon. Le fer n’est pas tout fait; il faut séparer le minerai, le fondre, le refondre, forger, laminer. Combien de coups de marteau? Combien d’huile de bras? Qui comptera les journées de travail que suppose un kilomètre raboté en une demi-minute par le Pullman?
L’économiste se réveille : « Il y a, dit-il, des forces naturelles qui travaillent pour rien. Charbon et pétrole nous sont donnés; l’énergie y est concentrée; ce sont comme des réservoirs que nous n’avons qu’à vider. Il y a le cheval, il y a le bœuf; il y a l’arbre qui en cent ans nous fait une belle poutre; il y a le vent de Dieu, qui fait marcher bateaux et moulins. » Très bien. Mais charbon et pétrole là où ils sont ne font rien du tout; il faut les extraire et les transporter, à bras. Il faut des foyers, des chaudières, des tuyaux, des cylindres, des pistons. Que de coups de marteau! Et le cheval même? Je voyais ces jours-ci hommes et chevaux qui rentraient le foin; provision d’hiver pour chevaux et bœufs; toujours des bras d’homme. Et toutefois nous touchons ici à la méthode sage; car les bras de l’homme ne font qu’aider la nature; le foin fixe l’énergie solaire pendant que l’homme s’occupe à d’autres travaux. Mais l’arbre est le meilleur serviteur sans doute; il se fait tout seul; lentement; c’est une leçon. Et que fait le temps? Moyennant des coupes sages, nous avons toujours un arbre tout poussé. A cet exemple, les pierres arrivent par le canal, où un seul cheval traîne plus de cent tonnes. Il y faut du temps; mais ce n’est pas perte de temps. Au contraire qui ne voit qu’il serait fou d’amener les pierres par avion? C’est qu’ici, au lieu d’un homme et d’un cheval, il faudrait l’équipe invisible; composée de combien d’hommes, et travaillant combien de jours, pour un voyage de deux heures? Voilà ce que personne ne sait. C’est là qu’on n’ose point regarder. Il faudra pourtant bien y regarder. L’équipe invisible a bon appétit. L’avion dévore du pain. Cependant le fabricant de pain va du même pas le long du sillon. Vous le secouez, vous le fouettez, vous voulez charrue électrique et autres machines; mais attention à l’équipe invisible, qui s’accroît autour du sac de blé. Ici même se montre l’orgueilleuse vitesse qui dévore l’énergie en proportion croissante pour un même résultat. Savoir où se trouve le moment critique où vous emploierez à produire un sac de blé plus d’hommes que ce blé n’en peut nourrir. Voilà la question ; une des questions, mais qui éclaire les autres. Le blé représente ici toutes les choses premièrement nécessaires. Peut-on développer hors de toutes limites les travaux superflus et les vitesses ruineuses, sans compter l’obus, lancé à bras d’homme lui aussi? Le Grand Livre est ouvert; il n’a encore que des pages blanches.
20 juin 1931