Les belles œuvres sont des signes ; personne n’en doute ; ces matières qui sont colonne, vase, statue, portrait, parlent à l’esprit ; si nous y revenons, elles parlent encore mieux ; mais elles ne signifient qu’elles-mêmes ; c’est le propre du beau qu’il ne nous renvoie jamais à quelque autre chose, ni à quelque idée extérieure. Les machines parlent à l’esprit ; il faut les comprendre ; mais elles nous renvoient à une idée extérieure, dont elles sont comme une copie ; c’est pourquoi l’on peut copier une machine, et faire aussi bien, de même qu’on peut copier de nouveau l’idée, et faire aussi bien ; mais les machines ne sont point belles. Au contraire une simple colonne, débris d’un temple, nous jette au visage son inépuisable idée ; et son idée c’est elle-même ; son idée est captive dans cette pierre. Comme La Tempête de Shakespeare ; cela est plein d’idées et signifiera jusqu’à la fin du théâtre ; mais toutes ces idées sont prises dans la masse ; nul ne peut plus les exprimer autrement ; rien ne remplace l’œuvre. Ce que dit l’œuvre, nul résumé, nulle imitation, nulle amplification ne peut le dire. Où est pourtant la masse ? Je ne trouve que des mots. Mais c’est la disposition des mots qui fait l’œuvre ; aussi ne saurais-je point dire ce qui est important et ce qui ne l’est point ; tout importe. Chaque partie de statue est un grain de marbre ou de pierre, qui par lui-même n’a point d’importance, et qui dans la statue a toute importance. Pour la statue chacun en conviendra ; mais quand l’œuvre est faite de mots, signes d’usage commun, et qui sont notre bien, le critique voudrait en ôter, disant que ces parties n’ont point d’importance ; et il est vrai que, comme parties, elles n’en ont point. Dès qu’on en juge par l’idée extérieure, elles n’en ont point ; comme ce tissu conjonctif dont les anatomistes ne savent ce qu’ils doivent en penser ; remplissage en quelque sorte. De même on trouve, en toute œuvre belle, ce que l’on voudrait appeler remplissage ; mais ces choses, qui en elles-mêmes sont de peu, sont belles par le tout. Dès que l’on a remarqué cela, on ne veut plus lire d’extraits ni de morceaux choisis.
J’ai bataillé pour Balzac. De temps en temps je rencontre quelque lecteur pressé qui me prouve que Le Lys dans la Vallée est bien ennuyeux ; et moi je ne peux pas prouver que cette œuvre vaut l’Iliade ou Hamlet, comme je le sais. Mais je puis toujours prouver au lecteur qu’il parle sans avoir lu ; car je lui rappelle des passages sublimes qu’il n’a pas même remarqués, comme l’agonie de cette femme, lorsqu’elle sent l’eau à travers les murs. C’est par là que j’avertis le lecteur pressé, et que souvent je le ramène ; car rien ne peut remplacer l’œuvre ; il faut la lire et relire, jusqu’à ce que l’œuvre entière soit présente dans le moindre mot ; telle est la loi des œuvres écrites qu’on ne peut embrasser l’ensemble d’un coup d’œil, comme on fait d’une statue ; et sans doute faut-il l’exemple d’un lecteur pour en entraîner un autre. C’est pourquoi la gloire d’un auteur ne peut grandir que peu à peu, et par une émulation d’admirer ; et les discours n’y servent guère, puisqu’ils n’expriment que l’idée extérieure. Mais s’ils expriment aussi l’admiration, c’est par là qu’ils étendent le culte.
Propos de littérature, 1934