Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Les herbes folles

Quand un jardinier veut faire un jardin, il commence par arracher les herbes folles, les prunelliers sauvages, les ronces recourbées ; il met les oiseaux en fuite ; il défonce la terre ; il poursuit les racines, il les extirpe, il les jette au feu. Après quoi il trace les allées, dessine des carrés, y plante des choux, des artichauts et des rosiers. Alors seulement il s’appuie noblement sur son râteau et dit : « Voilà un beau jardin. »

Le pédagogue est un jardinier de cette espèce-là ; il ratisse dans les jeunes esprits ; son idéal est d’en arracher les plantes folles qui y poussent naturellement, et d’y faire venir des plantes qu’il a prises ailleurs. Alors il fait visiter ses jardins par les chefs jardiniers, et il récolte des éloges. Il cultive le jardin, non pour le jardin, mais pour le jardinier. Tous ces jeunes esprits qu’on lui confie, il y sème ses idées à lui ; il est content lorsqu’elles poussent en eux comme en lui. Voilà des esprits bien cultivés, qui seront sages et heureux.

Seulement il arrive une chose, c’est que le jardin est bientôt laissé à lui-même. Il se venge alors du jardinier et du jardinage. Les vieilles racines, dont il reste toujours quelque chose, poussent de vigoureux jets. Les oiseaux, qui n’étaient pas loin, apportent des graines sauvages. Tout cela refait bientôt la broussaille des premières années. Non sans fleurs, non sans nids joyeux, non sans vols d’oiseaux, non sans reptiles aussi. Et que pourraient faire, contre cette invasion de plantes barbares, de pauvres légumes à peine enfoncés dans le sol ?

Le jardinage des esprits veut plus de prudence ; il faudrait garder les produits du sol ; élaguer et greffer, non arracher ; transformer la nature, au lieu d’en vouloir créer une autre. Une petite fille expliquait à son jeune frère ce que c’est que le vent : « Il y a du vent, disait-elle, parce que les arbres remuent. » Un pédagogue aurait tout de suite arraché et jeté au feu cette plante sauvage. Mais heureusement il n’y avait point de pédagogue là autour ; il n’y avait qu’un père très raisonnable qui écoutait ces propos d’enfants, et qui admirait l’éveil des premières idées. Car il faut bien que la vérité naisse de l’erreur ; et nos idées ne sont bien à nous que si nous y reconnaissons nos premiers rêves.

28 février 1908

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