Le pédant nous fait voir un esprit bien fait dans un corps maladroit. L’animal a été oublié, et se venge par un désaccord entre l’enveloppe et le contenu, qui se sent dans la moindre parole. L’athlète est tout le contraire d’un pédant, parce que le corps a reçu tous les soins et toute la culture possible ; et, comme toutes les actions de l’athlète sont justes et belles, on voudrait dire qu’il pense bien, si ce n’était que sa pensée est comme répandue en son corps au lieu d’être rassemblée dans le discours. Ce n’est point l’homme, c’est un pédant retourné. Il n’est que forme extérieure ; pour les autres, et non pour soi. On le veut statue.
Dans l’homme complet on veut les deux en accord. Le jugement dans le corps est encore jugement, et telle est la politesse. Mais, au rebours, le jugement en discours tient aussi du corps et de ses hasards. On veut que cette nature, rousse ou noire, de grande taille ou de petite, se voie encore dans les pensées. Le pédant se garde de penser selon son corps, d’où cette intention grammaticale qui est la sienne. Au contraire dans l’homme complet nous aimons ces rencontres de l’expression qui sont comme des gestes involontaires et des mouvements d’équilibre. C’est la grâce de l’athlète, mais qui passe dans le discours. Comme le danseur de corde réussit et se retrouve en quelque sorte par jeu, ainsi le discours d’homme se retrouve dans une improvisation hasardeuse, et de tout mot fait pensée. L’esprit de tout mot fait pensée. L’on aime jusqu’à cette pointe d’accent campagnard, qui fait ornement. Grandet bégayait et de ce bégaiement faisait ruse. Forte nature ; mais aussi l’esprit y était trop captif et resserré ; j’y vois pourtant la poésie à sa naissance ; et de là vient que les maximes paysannes ont souvent tant de poids. Souvent ces natures rocheuses ont du bonheur d’expression, comme des sources. Et même le chant d’un merle a du prix par le naturel. C’est ce chant même, tout physiologique, que le vrai poète délivre ; et cela va au sublime, lorsque ce chant d’oiseau, ce bruit de la vie, nullement apprêté, fait pourtant une pensée, mieux composée que les nôtres. L’orateur aussi fait sortir des pensées de son corps. C’est premièrement un grondement animal, un cri modulé selon les passions les plus aveugles, mais qui réussit en une pensée. D’où une merveilleuse attente de cet accord entre le mugissement et le sens, qui fait la période. Aussi ne sommes-nous point difficiles. On passe sur la grammaire ; mais plutôt c’est cette inspiration qui a fait la grammaire. Pour le sens, il nous suffit qu’il y soit ; assez neuf par la rencontre du corps et de l’esprit ; aussi dit-on bien que ce sont des lieux communs. Dans la prose encore, bien plus longuement méditée, bien plus aisément corrigée, il faut que le corps y soit. Le style plat est le style de l’esprit tout seul, et qui ne dit que ce qu’il veut dire. La métaphore est faible si elle convient trop ; il y faut de l’aventure. Comme dans un homme qui court ; car il ne fait que tomber et se recevoir, et rebondir de chute en chute. Aussi une des règles les plus cachées de l’art d’écrire est de ne point trop effacer, bien plutôt de sauver les mouvements naturels, les surprises, les trouvailles ; enfin de continuer toujours, ce que le corps propose, l’esprit suivant et sauvant la nature. Heureux ceux qui conservent cette nonchalance et cette grâce incorrigible. « Il faut être vieux dans le métier, disait Gœthe, pour s’entendre aux ratures. » Suivant cette précieuse idée, mais hermétique, je dirais à l’apprenti : « Ne corrige que pour conserver. »
18 avril 1924