Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

L’intuition

Il y a du sentiment et même du pressentiment dans l’intuition, sans quoi elle n’aurait point de prise sur nous ; mais il s’y trouve aussi une vue de l’esprit ou des sens, qui pénètre instantanément son objet, et d’après laquelle il nous apparaît bon ou mauvais, favorable ou suspect, de la même manière qu’une ligne nous semble déviée ou une fenêtre mal placée ; sur quoi nous ne pouvons donner des preuves, non pas même à nous ; seulement nous savons que nous sentons et voyons ainsi ; et peut-être pressentons-nous aussi que nous allons nous fier à cette intuition, soit pour accepter, soit pour refuser, et qu’il s’agisse d’une affaire ou d’un homme. Ainsi l’intuition s’oppose aussi bien à l’expérience qu’au raisonnement. L’intuition joue pour un cas nouveau, imprévu, urgent. A première vue on éprouve la confiance ou l’amitié à l’égard d’un homme. A première vue on juge une affaire ; on la voit s’élever et s’étendre, ou on la voit tomber. D’ailleurs presque toujours l’affaire est liée à un homme ; nous les jugeons ensemble, sans aller chercher des souvenirs, sans invoquer nos règles familières, sans désirer plus ample information ; telle est l’intuition.

Le principal avantage que j’y vois est cet avenir de confiance en nous-mêmes, qui nous préserve de l’irrésolution. Car il faut savoir que l’irrésolution est sans remède. Soit que l’on raisonne, soit que l’on cherche des analogues dans l’expérience, ce travail est sans fin, et il est nécessairement éclairé par le doute ; c’est pourquoi aussi une longue délibération présage un refus. Nous sommes merveilleusement doués pour fabriquer des arguments ; nous plaidons pour ou contre ; cela nous fatigue. Au lieu que nous saurons gré toute notre vie à celui qui nous a plu de premier mouvement ; et ce capital de bonne humeur est plus précieux sans doute que toutes les garanties. Ajoutons l’économie de temps. Je comprends qu’un César des affaires donne à son choix la forme de décrets et s’interdise même d’y revenir. Pour ce qui est des affaires refusées et des gens refusés, tout est oublié ; nul ne peut dire ce qui serait arrivé par un autre choix ; on n’y pense guère ; on peut toujours se dire, car c’est évident, qu’on aurait mal travaillé avec un homme qui, de première impression, aurait déplu.

Mais suivons l’affaire positive, l’affaire choisie, toujours portée par un homme choisi. Les grands chefs qui se fient à leurs propres décisions, et qui se jurent, en quelque sorte, de ne s’être point trompés, ont, ce me semble, une grande vertu pour réaliser les hommes dont ils se servent. Car il est merveilleux de voir comme nous sommes incertains de nous-mêmes et déplacés aisément jusque dans notre intérieur par les changements d’opinion [48] sur nous. Un homme ferme et même inébranlable dans son jugement sur nous nous donne force et consistance. Il est très rare que l’on trahisse celui qui fait toute confiance ; mais au rebours la défiance est une excuse et presque une raison à la tromperie. Aussi je vous souhaite d’être adopté ou repoussé dans l’instant. Un franc départ fait toute une vie. L’homme qui ne se trompe jamais n’existe pas ; toutefois c’est beaucoup de ne point croire volontiers que l’on s’est trompé ; et cette condition fait qu’on se trompe moins en effet, par l’impulsion énergique que l’on donne à ceux que l’on choisit. Voilà pour le maître.

Quant au serviteur, s’il a l’intuition d’un accord de nature entre son maître et lui, il y gagne beaucoup, et même il y gagne tout. Car il y a deux manières d’entendre le service. On peut critiquer et même intérieurement refuser tout ce qui vient d’en haut, ne voir que les travers, l’incohérence, les petitesses ; les preuves ne manquent jamais. Mais cet état d’esprit ne vaut rien et ne mène à rien. Les militaires, qui connaissent à fond cette question, font entrer l’approbation et même l’admiration dans le devoir d’obéissance. Aussi lorsque l’on se sent porté comme par un vent favorable vers un maître, lorsqu’on se sent disposé, sans autres preuves, à lui donner un immense capital de confiance, cette situation est par elle-même bonne et doit être préférée à toute autre. Car on ne sait jamais assez que l’approbation rend toujours meilleur non seulement celui qui la donne, [49] mais même celui qui en est l’objet ; au lieu que j’ai toutes raisons de penser que le blâme ne sert jamais à rien. Il y a donc avantage sans mesure, si on le peut, à travailler avec des hommes qu’on a choisis sans hésitation et de premier mouvement ; cet heureux commencement est presque toujours sauvé. C’est ainsi que se font les rois. Leur prestige ne cesse jamais de les assurer d’eux-mêmes ; cette confiance est le chrême des rois. Jamais un roi n’est critiqué sans regret. C’est parce qu’on l’aime qu’on l’abandonne. La monarchie est donc fondée dans les secrets du cœur humain. On aime un maître parce qu’on le porte. Ce contrat entre le roi et le sujet n’est pas assez compris. On rit des infaillibles, alors que cet attribut est naturellement juré par l’esclave. C’est de la même manière que les amitiés se font, non pas par prudence et examen, bien plutôt par un choix d’instinct qui devient bon parce que l’on s’y fie. On n’a pas la foi au commandement ; cependant quand on l’a, il y faut voir le seul, le vrai présage.

17 octobre 1934

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