C’est vite fait de supposer une âme d’après les signes, mais cette supposition n’est pas vérifiée une fois sur mille. Pour ma part, dans l’ordinaire de la vie, je ne remonte à l’âme que si l’on m’en prie par des signes redoublés ; hors de ces cas remarquables, je rapporte les signes à des causes qui ne pensent point, et cela m’épargne de vaines recherches. Les uns montrent une sorte de sourire lorsqu’ils ont froid ; d’autres froncent sévèrement le sourcil parce qu’ils ont le soleil dans les yeux. Une certaine coupe de la moustache donne l’air menaçant ; les cheveux redressés annoncent un penseur. Cet homme fait voir un air distrait et peu poli ; c’est peut-être parce qu’i1 a faim. J’ai vu des familles entières qui, cinq minutes avant la cloche du déjeuner, offraient un spectacle bien plaisant. Quand j’étais précepteur dans un château, et chez des gens fort polis, il arriva que la cuisinière punit ses maîtres en faisant attendre une bonne demi-heure après midi des invités enragés de faim ; ce fut beau à voir pour l’observateur, qui avait et qui a encore la bonne chance d’ignorer la faim. Ne cherchez jamais à quoi pense un homme qui a faim.
Ne cherchez jamais à quoi pense un fou, mais plutôt observez comment un dérangement mécanique produit des signes qui n’ont pas de sens ; ou plutôt comprenez mieux les signes, qui sont signes d’un dérangement mécanique seulement. Je pensais à ces choses comme je lisais la Psychanalyse de Freud ; ce n’est qu’un art de deviner ce qui n’est point. Mais l’art de deviner se compose ici avec l’art de persuader ; car ce genre de médecin n’est pas content s’il ne fait pas que le malade forme enfin des pensées de médecin. Et ce jeu, où l’on gagne assez souvent, fait voir surtout une incroyable ignorance de la mécanique des signes. Quand on appuie vivement sur la poitrine d’un poulet plumé et paré, et enfin mort à n’en point douter, on produit un cri d’angoisse de poulet qui est assez étonnant ; mais croyez-vous que cette femme qui pousse alors un cri de surprise pense davantage ? Ce sont les muscles subitement réveillés et tendus qui resserrent vivement la poitrine. Les trois quarts des signes sont des cris de poulet mort.
En ces conjectures aventureuses, qui, tout au contraire, vont cherchant une pensée pour chaque cri, l’inconscient revient ; j’attends ce personnage, et bientôt il fait son entrée. Mais ce n’est qu’une âme de trop. Comment ne serait-elle pas de trop, quand l’autre âme est si souvent de trop déjà dans nos suppositions ? L’erreur ici n’est point de supposer des mouvements auxquels on ne pense point, mais au contraire de supposer que ces mouvements, auxquels on ne pense point, signifient des pensées auxquelles on ne pense point, et donc une autre âme et comme un double, qui ait charge de penser ces pensées auxquelles on ne pense point. Et cette erreur en comprend deux autres, dont la première est de supposer que tout signe ou mouvement exprime une pensée, et la seconde est de remonter de cette pensée supposée au penseur inconnu qui la forme. Ce sont les dieux qui reviennent. Erreur vraisemblable et émouvante, contre laquelle il faut s’armer, car les preuves ne manquent jamais. Toute forme signifie ; et la forme humaine, vivante et en agitation, envoie, dans l’espace autour, des milliers de télégrammes. Les naïfs croient que le difficile est de déchiffrer ces télégrammes, c’est-à-dire de remonter des signes aux pensées ; mais le sage les jette au panier, comme font ces grands et rares politiques, qui s’efforcent d’ignorer ce que pensent l’Angleterre, l’Allemagne, la Pologne, personnages inventés à grand risque d’après des signes ambigus. Un des traits les plus étonnants du génie de Descartes, et un des moins compris, est qu’il refusa toujours de supposer de l’esprit aux bêtes.