On cite, comme tout à fait ridicule, cette croyance de certaines peuplades, qu’il ne faut point nommer même tout bas, l’animal que l’on chasse, sous peine de manquer la chasse. J’aperçois déjà quelque chose de vrai dans cette opinion ; car il est vrai qu’à la chasse il est bon de parler le moins possible. Et, pour des hommes simples, qui ne pensent pas hors de l’action, l’interdiction de nommer l’animal qu’ils poursuivent est à peu près l’équivalent d’une interdiction de parler de quoi que ce soit. Au reste, les préceptes magiques de ce genre-là sont toujours mieux écoutés que les conseils de la sagesse ; parce qu’on interprète les uns et non les autres. Mais je veux surtout considérer le genre de preuve que se donnaient à eux-mêmes ces naïfs sauvages. Si le nom interdit était prononcé par mégarde, aussitôt ils rompaient la poursuite, assurés qu’ils ne prendraient rien. Et ils ne prenaient rien en effet. On dit assez que l’expérience suffit à corriger nos erreurs ; toutefois on ne pense pas assez qu’il faut chercher l’expérience. Mais quoi nous vivons dans l’expérience ! Un coup d’œil paresseux nous la découvre.
Nous ne nous méfions jamais assez de ce que tout le monde dit, et de ce que tout le monde sait. Quand on vit parmi les paysans, qui certes n’ont pas intérêt à se tromper, et qui conservent tout ce que les anciens ont enseigné, on n’oserait point révoquer en doute ce qu’ils prennent comme évident. Or les grands efforts des hommes les plus savants se sont exercés contre les superstitions paysannes, concernant la lune, concernant le temps. Encore manquera-t-on d’audace si l’on n’a point voyagé ! En ce sens les sauvages sont réellement nos instituteurs. Il est sain de lire tout ce que les sauvages croient. J’ai lu dans Kipling un bon récit d’une peuplade de l’Inde que l’imagination tourmente. Ils disent qu’on voit l’ombre d’un mort illustre se promener la nuit montant un énorme tigre ; ils le disent et le croient ; en conséquence ils se cachent dans leurs maisons et se jetteraient face contre terre plutôt que de s’exposer à voir une chose aussi effrayante. Il est rare que les erreurs d’imagination soient correctement décrites. Presque toujours on y ajoute quelque hallucination, comme si une forte croyance nous faisait voir de nos yeux ce qui n’est point. Mais cette supposition n’est point nécessaire ; on peut en faire l’économie. Ceux qui sont dupes de l’imagination ressemblent toujours à ceux qui se cachent la tête sous leur drap, par crainte de voir le fantôme. L’expérience nous détournerait de croire. Mais c’est croire qui nous détourne de regarder et d’essayer. C’est pourquoi les croyances, par leur force même, se développent contre l’expérience et jusqu’à l’absurde, sans jamais rencontrer d’obstacle.
La peur est déjà une preuve assez forte. Mais quand il s’agit de l’univers humain, la peur fait des preuves réelles, et l’expérience donne ce qu’on attend. Si je crois qu’un homme m’est ennemi, il ne se peut pas que je ne le montre, et l’homme devient ennemi, par la vertu des signes ; méchant celui que je crois méchant, par les signes ; perfide celui que je crois perfide. Mais amical et bon de même celui que je crois amical et bon ; juste celui que je crois juste ; toujours par les signes ; et au-delà de toutes limites, vraisemblablement ; car ces généreux essais ne sont point faits souvent ; et quand ils sont faits ils sont mal faits ; un grain de peur y reste toujours, qui gâte l’expérience. Ainsi l’expérience humaine est chargée de preuves menteuses, réelles pourtant. La guerre tourne en ce cercle, et creuse la piste, dont on ne sait plus sortir. Nos prophètes de malheur en sont déjà à voir les avions allemands au-dessus de Paris ; cette pensée, d’ailleurs sans issue, va régler toute notre politique, si nous n’y prenons garde ; et la chose sera à la fin, par la peur même. Expérience menteuse. Pour voir le juste, d’un homme ou d’un peuple, il faut oser et vouloir.
11 mai 1921