Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Mensonges militaires

À la guerre, rien de ce qui est dit ou écrit n’est vrai. J’étais neuf dans le métier lorsque je répondis par téléphone au chef lointain qui demandait : « Où sont les officiers », qu’ils étaient à table ; et c’était vrai. Mais le capitaine me dit, du même ton qu’il m’eût expliqué la théorie : « Ne dites jamais cela ; dites toujours qu’ils sont à l’observatoire ». Le plus plaisant est que le chef, qui interrogeait à l’autre bout du fil, ne demandait pas une réponse vraie, mais une réponse convenable ; j’en eus mille preuves dans la suite. Tel est l’effet d’un pouvoir qui est absolu à tous ses degrés. On ne peut pas punir un homme parce qu’il a dit la vérité ; mais il y a mille manières de le déporter, par une décision sans appel, dans la région la plus boueuse et la plus redoutée. Un joyeux garçon exerce son métier de boucher, en arrière même des chevaux, et couche tous les jours dans un lit ; il ne faut qu’une décision de trois lignes pour en faire un guetteur, dans le poste d’observation le plus dangereux. Il s’y fait vite ; en principe c’est le poste qui fait le héros. Il n’en est pas moins vrai que ces sanctions, qui ne sont pas des sanctions, agissent énergiquement sur l’imagination de ceux qui se trouvent à l’abri ; ce genre de peur, qu’on éprouve loin du danger, rend lâche. C’est par là que l’on tombe aussitôt à l’état d’esclave, et que le despotisme oriental produit aussitôt ses fruits accoutumés. Je remarque en passant que ce genre d’esclavage est propre à l’état de guerre. À la caserne, lorsqu’un secrétaire est remis dans le rang, ce n’est pas la mort ; mais à la guerre la mort est au bout de toutes les avenues, ce qui conduit à adorer le bon plaisir toujours plus qu’on ne l’avouera.

 

Kirk Douglas dans le film de Stanley Kubrick, « les Sentiers de la gloire », 1957

 

Mais peut-être le mensonge est-il essentiel en ces inhumaines opérations, où il est clair que la fin justifie les moyens. La victoire efface toutes les fautes, et chacun comprend pourquoi ; mais la défaite couvre aussi les fautes qui en sont la cause réelle par cet irrésistible balayage qui disperse aussi les preuves. De là une disposition étonnante à rendre compte non selon la vérité, mais pour le mieux. Et le mieux a beaucoup de visages.

Dans un obscur combat, et sans succès, il y eut, selon le jeu éternel des sentiments humains, une sorte de trêve, pendant laquelle chaque parti releva ses blessés ; mais sait-on jamais ce qu’il y eut ? Je me souviens d’un compte rendu qui racontait quelque chose comme cela, avec cette expression qui me frappa par la nouveauté : « Une salve d’honneur marqua la reprise du combat ». La réponse ne se fit pas attendre : « Je ne puis croire, disait le chef, que les choses se soient passées ainsi, contrairement à tous les ordres et aux règlements militaires ; j’exige une enquête plus attentive et un rapport plus conforme aux faits ». Le second rapport, qui ne tarda guère, fut sobre et catégorique : « Une certaine confusion, qui se produisit à un certain moment du combat, a pu donner lieu à un récit qui n’était pas sans apparence, mais qui fut bientôt reconnu comme ne correspondant nullement à la réalité ». Tel est le style militaire. Vous avez souvenir de ces exécutions précipitées, et si peu conformes à la justice qu’après plusieurs années la justice civile en a annulé les effets. Ces monstrueuses erreurs s’expliquent par ceci que les juges militaires recherchent non ce qui est juste et vrai, mais ce qui est utile. « Il fallait des exemples ». Je veux qu’on s’indigne ; mais ces juges n’étaient point pires que vous ou moi ; c’est l’institution qui est détestable ; c’est le régime de guerre, qui est détestable et inhumain en tous ses effets. Au temps de l’affaire Dreyfus, où réellement tout le système militaire fut mis en jugement, un député dit ceci, qui appartient à l’histoire : « Je n’admets pas qu’on mette en doute la parole d’un officier français ». Cela me parut ridicule, en ce temps-là ; maintenant j’y vois de la profondeur.

14 Mai 1921.

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