Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Musique

On dit souvent que Chopin a célébré, dans ses Polonaises ou ses Valses, les malheurs de sa patrie ou les tourments de son propre cœur. Mais le musicien échappe à ces jugements littéraires par cette modestie en action qui est l’âme de la musique. Là-dessus, vous pensez peut-être à quelque musicien emphatique, mais je vous propose cette idée, que la moindre trace d’emphase ou d’enflure, comme on voudra dire, déshonore aussi bien la musique que la statuaire ; encore plus clairement la musique, parce que la musique, comme une banderole dans l’air, se déforme par le plus faible remous de colère, d’orgueil ou de vanité. Le chanteur témoigne comme il faut là-dessus, car, dès qu’il manque à la modestie si peu que ce soit, le son devient cri et offense les oreilles ; en même temps le rythme est déplacé et la phrase est rompue. La vertu du violoniste et du pianiste est de même qualité. Toute la puissance du quatuor à cordes, quand il fait revivre quelque œuvre immense de Beethoven, vient de ce que les artistes se font serviteurs de la musique et n’expriment plus alors autre chose que la nature humaine purifiée. Chopin l’avouait ingénu­ment, lorsqu’il publiait, sous le nom de Préludes et d’Études, des compositions émouvantes dont quelques-unes vont jusqu’au sublime. Mais l’homme demande compte à la musique de ces effets magiques, et ne comprenant point que la négation seule de l’existence agitée et inquiète est tout le sublime, il cherche quelque dieu extérieur qui serait objet ou idée ; cette recherche est idolâtrie à proprement parler.

J’ai observé en son action un puissant pianiste, assez connu par ce privi­lège d’égaler, autant qu’on peut l’attendre, le Beethoven des trois dernières sonates. Il me donnait quelque idée de Beethoven lui-même improvisant au clavier. C’était le masque sourd et aveugle. En cette forme humaine toute volonté de plaire ou d’émouvoir était effacée. Alors naissait le chant, sous la seule loi de se répondre à lui-même, de se continuer lui-même, et de s’achever selon sa loi interne, sans aucune perturbation extérieure. Ainsi improvisait le Maître du Temps, se donnant d’abord une matière par une sorte de tumulte riche de commencements et discipliné par un rythme fort, et puis développant cette richesse selon toute attente, reprenant et mettant en place toutes les sonorités suspendues, jusqu’au triomphe du mouvement retenu, où les silences mêmes sont comptés, le rythme défait, la sonorité surmontée, le temps délivré et soumis. C’est l’entretien de la puissance avec elle-même. Le signe est la négation des signes ; ainsi cette puissance s’exerce en tous, dans ces précieux moments, sans aucune supercherie. Peut-être faut-il avoir suspendu en quel­que sorte par son milieu, avoir pesé et mesuré un moment ce silence auguste, pour retrouver ensuite le Temps dans les jeux et variations, objets soumis, pensées transparentes.

Métaphores encore ; littérature encore ; mais du moins tout près de l’objet et ramenées à la forme de l’objet, en vue de rappeler que la musique est seule­ment la musique, qu’elle se termine à elle-même et se suffit. Ce qui éclaire en même temps les autres arts, non moins tentés par l’emphase et la grimace, mais moins promptement punis peut-être.

1923

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