« Ne sois point droit, mais redressé ». Qu’est-ce qu’un juste qui n’a envie de rien ? Qu’est-ce qu’un héros qui n’a pas peur ? Mais sans doute l’humeur ne manque à personne ; et, s’il y a quelque vertu au monde, elle sera toujours menacée. Je ne sais si la géométrie est toujours menacée. Il y a une facilité effrayante dans le polytechnicien éminent ; on dirait qu’il n’est que cerveau et combinaison, sans aucune crasse d’âme ; et cela étant impossible par le cœur, le poumon et le foie, il faudrait croire que de telles intelligences sont coupées de la bêtise, ou disons de la bête, pour rendre tout son sens à un beau mot. L’homme pense alors comme il veut, et la bête croit comme elle peut. Une telle géométrie ne sauve rien. Si tout le croire était en jeu dans le plus simple des théorèmes, la géométrie serait belle. Le génie n’est pas tant remarquable par les résultats ; les résultats finiront par être évidents, et ce qui est une fois trouvé, on finit par le prouver. Il n’y a plus d’obscurité dans la conservation de l’énergie ; et, chose étrange, ces pures clartés sont vacillantes ; mais Julius Robert Mayer, qui a trouvé le principe, était un médecin qui y a péniblement barboté. Ce qu’on sait des raisonnements d’Archimède et de Galilée a l’épaisseur de l’homme. Balzac et Stendhal ont trouvé des choses qui semblent trop simples à l’intelligent lecteur ; mais heureusement elles n’étaient pas simples pour eux ; c’est qu’ils pensaient à partir de la bêtise naturelle ; ils démêlaient leur propre vie. J’ai idée qu’ils recommencent toujours, et d’abord ne comprennent rien à rien. J’y trouve aussi plus de pensées que dans les penseurs. Ils remuent un fond de vase. Aussi l’intelligent qui les lit se sent troublé et presque sauvé un petit moment. Ce mouvement imité est sans doute le beau.
Il y a des poètes combinateurs, qui sont méprisés. Mais le vrai poète commence par remuer tout le corps. C’est d’abord danser, d’abord chanter, d’abord rimer, comme un sauvage, sans chercher raison. S’il trouve raison par ces moyens, ce sera tout l’homme d’un seul morceau, et toute la bêtise sauvée. Ces miracles physiologiques sont ce qui intéresse l’homme. À un beau vers il tourne la tête, et il oublie de gagner. C’est son salut qui est en question. Les praticiens disent qu’il faut sauver son âme ; ils ne disent point qu’il faut sauver son esprit. C’est que l’esprit se sauve toujours et ne sauve rien. Et au contraire Polichinelle, en Liluli, dit fort bien que l’âme est une bête comme une autre. Avoir de l’âme c’est penser sérieusement et bêtement. On n’avance guère, mais on avance tout.
Il y a des musiciens combinateurs. Ils sont même très rusés. J’ai ouï dire que l’un d’eux, en sa recherche, savait très bien taper du plat de la main sur son Pleyel ; c’est qu’il cherchait le trouble. Or un Pleyel est une combinaison, mais heureusement faite de bois et de fer, choses assez sauvages ; d’où un retentissement des passions, mais extérieures ; et quand on dit qu’un tel instrument parle, on entend bien qu’il ne chante pas seulement, et que l’industrie y a laissé un peu de nature. C’est de la même manière que l’orchestre est quelque chose, et surtout par les souffleurs, de cor, de clarinette, de hautbois, de basson, qui résistent si bien à la musique. Mais Beethoven, par un malheur qui fut bonheur, arriva à n’écouter plus que lui-même, je veux dire sa propre et fausse malice, entendez impatience, entendez violence. Certes la musique est continuellement en péril dans l’orchestre ; mais elle est encore bien plus en péril dans un homme.
Je reviens à mon propre métier. On n’a pas ici la ressource du musicien et du poète, qui est de faire résonner d’abord le tumulte humain, cœur, ventre, muscle, par la frappe directe. Toutefois il n’est pas besoin de frapper à main plate sur cet autre Pleyel ; ce n’est encore qu’une méthode de combinateur. Et le diable n’est jamais si loin. Peut-être est-il bon de savoir que l’impartial n’a pas d’idées ; et puisqu’il faut redescendre au point où l’on déraisonne, je dirais que l’on peut se fier à la passion politique, car elle mène à tout. Mais il faut d’abord l’avoir, et diabolique, comme elle est ; car je vois qu’elle compose dans l’ambitieux ; aussi pense-t-il par arrangements, ce qui ne fait point style. Mon témoin est Stendhal.
1934