Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Neutralité

Ceux qui dirigent ou surveillent  l’enseignement donné par l’Etat ne laissent échapper aucune occasion de parler du respect qu’ils ont pour toutes les croyances, et de la neutralité stricte qu’ils entendent conserver ; et ils ont raison d’opposer ainsi leur tolérance et leur modération à la violence et à l’intolérance des congréganistes.

Mais encore est-il bon de s’entendre, et de ne pas paraître promettre plus qu’on ne peut tenir.

Il est bien entendu  que pour les pendaisons, les buchers, les brodequins et le supplice de l’eau considérés comme moyens de persuasion, nous sommes tous d’accord. De même aussi nous croyons que la torture contemporaine, qui consiste en injures, calomnies, sobriquets et cris d’animaux, est tout à fait contraire au respect que chacun de nous doit à la personne d’autrui. Que l’Etat s’engage à ne jamais user d’arguments de ce genre pour ouvrir l’esprit des enfants, rien de mieux.

Mais pourtant, il faut bien instruire ; et instruire c’est troubler, c’est inquiéter, c’est irriter même quelquefois. Le dormeur qu’on secoue et qu’on réveille se plaint souvent. La discussion libre et la contradiction sont souvent prises pour des espèces d’injures, et l’on sait qu’une des graves offenses que l’on puisse faire à quelqu’un, c’est de n’être pas de son avis, lorsqu’il vous en prie.

Allons-nous donc, par bonté d’âme, épargner à l’erreur et à l’ignorance les attaques de la libre critique ? Allons-nous, faibles médecins, aimer la maladie à force d’aimer le malade, et respecter dans autrui jusqu’aux faiblesses qui le rendent moins respectable ?

Et sans doute on va répétant que toutes les croyances sont respectables. Mais cela n’a aucun sens. Toutes les personnes sont respectables ; mais aucune croyance n’est respectable. Aucune doctrine n’a le privilège de faire tomber devant elle tous les arguments, ni d’imposer autour d’elle le silence et la muette adoration.

La vérité même, la pure et auguste vérité, cesserait d’être la vérité si elle s’imposait par la force, si elle consentait à entrer dans les âmes serviles, si elle triomphait comme triomphent les empereurs, avec des captifs liés à son char. La vérité doit être librement acceptée. Cela seul a droit au respect qui, après examen, est reconnu digne de respect. Celui qui aime le plus la Vérité et la Raison, est aussi celui qui discute le plus et qui croit le moins.

Il n’y a donc jamais lieu de s’arrêter, parce qu’on rencontre sur son chemin une opinion très ancienne ou très répandue. Nul n’a le droit de dire à la Raison Humaine : ‘’Tu t’arrêteras ici, tu n’iras pas plus loin’’. Si Dieu m’apparaissait, dit le Sage, je discuterais avec Dieu. (…)

14 juin 1900

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