Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

On m’a trompé sur l’imagination

On m’a trompé sur l’imagination. Que ne conte-t-on pas sur ce prétendu pouvoir de se représenter ce qui n’est plus, ce qui n’est pas encore, ce qui n’est point ? Cet arbre ici en est à un certain point de sa croissance, et il exprime un moment de ce beau printemps ; c’est dire que cet arbre promet beaucoup ; il aura des feuilles, je le crois et je me le dis ; mais enfin présentement il n’en a point ; il se dessine terriblement comme il est, jusqu’au petit crochet de la branche ; je ne puis le voir autre. Maintenant voici qu’une goutte d’eau roule sur la vitre ; la forme de l’arbre tremble ; mais il n’y a rien ici de faux ; seulement je connais alors, en même temps que l’arbre, la vitre et la goutte d’eau. Une mouche volante, comme on dit, me ferait connaître encore en plus les humeurs de mon œil, mes propres humeurs ; et n’est-il pas vrai que je connais les choses à travers mes propres humeurs ?

Il peut m’arriver de croire un petit moment que je vois ou plutôt que j’ai vu un monstre allongé sur la branche. Mais ce n’est qu’un paquet de feuilles ; je n’ai jamais rien vu d’autre qu’un paquet de feuilles ; seulement j’ai connu en moi-même un mouvement de peur ou d’étonnement ; et c’est cette petite fuite qui me fait croire qu’un court moment j’ai vu. Contes que tout cela ! Et cette manière de dire est admirable, car toutes les erreurs sont finalement des discours, et ne sont rien d’autre. Il est vrai que j’ai eu peur ; il est vrai que j’ai commencé un tout petit peu à fuir. Et il est vrai que ce mouvement de moi a fait bouger l’apparence de l’arbre, et peut-être le monstre. Rien n’est trompeur en ce tableau parfait du monde ; et tel il est, tel il apparaît, sans aucune faute jamais. Les médecins effaceront quelque jour l’halluciné, si éloquent. Qu’est-il de plus qu’un discoureur ? Contes que tout cela ! Et, dans le réel, goutte d’humeur qui a roulé sur la vitre.

Où je vais ? Il n’y a qu’une manière d’imaginer un chant, c’est de le chanter. Si la belle pense à un pas de danse, regardez ses talons. Et le poète n’imagine pas un beau vers, il le fait. La parole, le chant, la danse sont des choses réelles dans le monde, des choses que l’on entend ou que l’on voit. Le rythme, on le touche, sans métaphore aucune. Pourquoi, si je passe aux arts plastiques, irai-je dire, comme on le conte, que l’architecte voit son édifice avant de l’avoir fait, et comme une sorte de modèle idéal dans son esprit ? Et que le peintre voit son tableau avant d’avoir posé une seule touche de couleur ? Et que celui qui dessine de souvenir pose son modèle devant lui et le copie ? Contes que tout cela ! Oui, vraiment, ce genre d’homme dessine ou peint, essaie ou esquisse ; et ce qu’il a fait, il le voit, comme j’entends ce que je chante, comme j’écoute mon propre discours, comme je touche ma propre danse. Et l’imagination parvient à la perfection créatrice juste autant que l’œuvre est faite.

J’ai souvenir d’un discours de dramaturge, se confiant à un journaliste : « Je crée d’abord mes personnages ; et puis je les observe ; ils vont et viennent ; ils parlent ; ma pièce est d’eux et non de moi ; j’écris sous leur dictée ». Un romancier a usé à peu près des mêmes termes. Quand ils seraient mille, ils ne me persuaderaient point. Ils sont bien plus de mille, ceux qui disent et écrivent qu’on se souvient comme on feuillette un album. Les souvenirs sont des images ; et ces images on peut les décrire, les dessiner, les peindre. Contes, vous dis-je. Et le plus étonnant des contes est cette philo­sophie mystificatrice qui demande que l’on prouve que ce monde n’est pas un simple produit de notre imagination. En quoi il y a une sorte de logique, comme dans tous les contes. Au vrai l’incrédulité, si redoutée, n’a pas encore ses dents de sagesse. A-t-elle seulement ses dents de lait ?

Propos sur la littérature, 1934

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