Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Proust, physiologiste incomparable, mais…

L’hérédité est une doctrine qui a fondu. Mais les romanciers n’en sont pas encore avertis. Même en ceux qui analysent le mieux les actions et les passions d’après la structure, l’attitude et l’occasion, souvent l’hérédité se montre encore, comme les anciens dieux à l’Opéra. L’inconscient est aussi un personnage à tout faire ; et je crois que ces deux divinités ne sont qu’une sous deux noms. Ces fantômes d’idées se voient encore dans Marcel Proust, d’ailleurs physiologiste incomparable, et dont la mort certainement nous prive au moins de deux ou trois volumes dont personne ne nous donnera l’équivalent. Ceux qui veulent s’instruire de la psychologie réelle doivent la chercher dans ces puissantes analyses, auxquelles l’état présent suffit toujours. D’autres lisent les signes, mais lui les reconstruit à partir des éléments. Je ne crois pas que sur le sommeil, sur les rêves et sur les perceptions déformées, jamais aucun homme ait mieux décrit cette mythologie à l’état naissant, et ces dieux jeunes que le corps humain produit et détruit sans cesse, par ses affections, humeurs et pulsations. L’âme se montre neuve à chaque détour, et aussitôt se nettoie et oublie, inventant ces perceptions émouvantes que nous voulons appeler souvenirs. Un feu de bois qui se tasse derrière une porte anime la pièce vide. Le corps attentif et impatient s’entretient avec le fantôme momentané. Présence de toutes choses ainsi, et continuel présent. Tel se nour­rit, se continue et se transforme l’amour sans mémoire de Swann, étonnante et admirable chose, je dis bien chose et non point fiction. De même le métier du vrai peintre n’est nullement le souvenir du portrait qu’il a fait la veille. C’est pourquoi ce peintre de l’âme n’avait nullement besoin de l’inconscient ; il n’en pouvait rien faire ; aussi n’en fait-il rien ; il le nomme pourtant.

Ce serait peu. Il ne nomme point l’hérédité ; il n’en peut rien faire. Il en nourrit néanmoins ce qu’il y a de faux et de déplaisant en son œuvre, et si extérieur, et si inutile, j’entends ce tableau des dépravations inavouables, qui certes sont dans les faits, mais non pas gravées dans les natures, comme il veut dire. Car il n’y a point de monstres ; bien plutôt chacun sera monstre assez et trop par la commune structure du corps humain, s’il suit l’occasion et le geste. Certes la structure est héritée, que nul ne peut changer beaucoup ; mais la structure est bonne à tout faire. Si je suis né avec des poings formidables, il y a chance que je tue un homme quand un autre le blesserait ; pourtant ce poing puissant peut repousser l’ennemi et protéger le faible aussi bien. Le puissant thorax enferme colère et héroïsme ensemble ; au vrai il n’enferme ni l’un ni l’autre ; tout cela n’est point fait et pensé d’avance ; rien n’est fait ni pensé d’avance ; ainsi tous les vices ressemblent à la guerre, toujours menaçante, toujours évitable. Mais ce romancier, parmi tant d’idées vivantes, en a gardé une à l’état de mort, qui est qu’il y a deux espèces d’hommes et aussi deux espèces de femmes : ce n’est que la folle idée de Lombroso, maintenant jugée. Et ce préjugé d’école fait tache, et vilaine tache en cette œuvre magistrale, comme un informe paquet de fil dans une toile bien tissée.

Propos de littérature, Pléiade vol. 2, 9 décembre 1922

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