Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Stoïcisme

On a peut-être mal pris les fameux Stoïciens, comme s’ils nous apprenaient seulement à résister au tyran et à braver les supplices. Pour moi j’aperçois plus d’un usage de leur sagesse virile, simplement contre la pluie et l’orage. Leur réflexion consistait, comme on sait, dans un mouvement pour se séparer du sentiment pénible et le considérer comme un objet en lui disant : « Tu es des choses ; tu n’es pas de moi. » Au contraire ceux qui n’ont point du tout l’art de vivre en rois sur un escabeau laissent entrer l’orage au-dedans d’eux-mêmes, disant volontiers : « Je sens l’orage de loin ; je suis impatient et accablé à la fois. Tonne donc, ciel ! » C’est proprement vivre en animal, avec la pensée en trop. Car, selon l’apparence, l’animal est modifié tout entier par l’orage qui vient, de même que la plante se courbe au grand soleil et se redresse à l’ombre ; mais l’animal n’en sait pas grand chose, de même que dans le demi-sommeil nous ne savons pas si nous sommes gais ou tristes. Cet état de torpeur est bon aussi pour l’homme, et toujours reposant, même dans les plus grandes peines, à condition que le malheureux se relâche tout à fait ; je l’entends à la lettre ; il faut que tous les membres soient bien appuyés et tous les muscles détendus ; il y a un art de les tasser en repos, qui est une espèce de massage par l’intérieur, et qui est l’opposé de la crispation, cause de colère, d’insomnie, d’anxiété. A ceux qui ne peuvent s’endormir, je dis volontiers : faites chat crevé.

Maintenant, si l’on ne peut descendre à cet état animal, qui est le vrai de la vertu épicurienne, alors il faut s’éveiller fortement et bondir, en quelque sorte, jusqu’à la vertu stoïcienne; car elles sont bonnes l’une et l’autre, et c’est l’entre-deux qui ne vaut rien. Si l’on ne peut se plonger dans l’état orageux ou pluvieux, il faut alors le repousser, s’en séparer ; dire : c’est pluie et orage, ce n’est pas moi. Plus difficile, assurément, quand il s’agit d’un reproche injuste, ou d’une déception, ou d’une jalousie ; ces mauvaises bêtes se collent sur vous. Mais il faut pourtant s’aviser de dire enfin : « Ce n’est pas miracle si après cette déception je suis triste ; c’est naturel comme la pluie et le vent. » Ce conseil irrite les passionnés ; ils s’obligent, ils se lient eux-mêmes ; ils embrassent leur peine. Je les compare à l’enfant qui crie comme un âne, et s’irrite tellement de se voir aussi bête, qu’il crie encore plus fort. Il pourrait se délivrer lui-même en disant : « Eh bien, quoi ? Ce n’est qu’un enfant qui crie. » Mais il ne sait pas vivre encore. Et du reste l’art de vivre est trop peu connu. Mais je tiens qu’un des secrets du bonheur, c’est d’être indifférent à sa propre humeur ; ainsi méprisée, l’humeur retombe dans la vie animale, comme un chien rentre dans sa niche. Et voilà, selon mon opinion, un des plus importants chapitres de la morale réelle ; se séparer de ses fautes, de ses regrets, de toutes les misères de réflexion. Dire : « Cette colère passera quand elle voudra. » Semblable à l’enfant que l’on n’entend point crier, elle passera tout de suite. George Sand, qui avait de la tête, a bien représenté cette âme royale dans Consuelo1, œuvre forte, trop peu lue.

31 août 1913