Un poisson théologien prouverait que l’Univers est liquide ; mais il en serait d’abord assuré, et les poissons auditeurs de même. La forme d’un vivant est une sorte de connaissance, et ses actions la confirment. Croire est la même chose que vivre. N’importe quel organe est une règle d’action. Le poisson essaie encore de nager quand il est sur l’herbe ; et peut-être forme-t-il alors cette opinion que tout n’est pas liquide au monde, comme il avait cru ; mais ce commencement d’opinion périt avec lui. Tout vivant est donc persuadé par sa forme. Mémoire et prévision, c’est toujours la même chose que son corps. Les deux sont ensemble dans le battement de l’aile d’un oiseau. Toute la forme, les os creux, les muscles, les plumes, le fort et la pointé de l’aile, tout cela exprime une parfaite physique de l’air. Aussi l’oiseau battra des ailes jusqu’à sa mort, toujours attaché à la règle du vol, et encore contre l’exception. Le sentiment de la règle est animal, et chevillé au corps ; bien mieux c’est le corps lui-même.
Descartes doute là-dessus ; mais tout homme est Descartes un peu. N’importe quel outil prouve que cette persuasion, qui vient de notre forme, nous peut tromper. L’arc et la flèche sont une autre manière de courir et d’atteindre ; d’où l’étonnante floraison de nos pensées ; car la flèche, de même que l’aile, exprime la loi de l’air et la loi de la chute ; mais elle n’emporte pas tout l’homme avec elle ; ainsi la leçon de la flèche n’est pas perdue. Cette réflexion sur l’outil, qui est l’idée, est sans doute ce qui nous a conduits à juger les poissons et les autres bêtes, et enfin à nous juger nous-mêmes. Je laisse le pourquoi, afin de ne pas ressembler au poisson théologien ; le comment est ce qui m’importe, et nous savons passablement comment la science s’est faite ; certainement par surmonter cette persuasion qui vient de la forme du corps.
Surmonter n’est pas supprimer. Il faut bien qu’il reste quelque chose de cette forte croyance en soi. La danse persuade absolument, parce que le corps se suffit ici à lui-même. Les temples et les cortèges pareillement, parce que l’entour s’accorde alors à la forme humaine. Tout ici convient, comme l’eau au poisson. Par ces jeux est effacé le doute, et la leçon de la flèche. Pour un moment. Et l’on retrouve ce témoignage de soi à soi et cette immédiate connaissance, qui est le sentiment de soi. Précieux retour et recueillement. La pensée n’est plus qu’action qui réussit, comme dans la danse. Une cérémonie militaire, ou seulement une marche rythmée, où l’on est soi-même acteur et spectateur, donne quelque idée de cette persuasion immédiate ; et l’homme se trouve aussitôt disposé selon l’ancienne loi, qui prescrit de mourir plutôt que de changer d’opinion. Dont le poisson sur l’herbe est la parfaite image. Les deux, croyance et doute, essai de soi et essai de l’outil, sont dans l’homme ensemble. Descartes pélerin était le même que Descartes géomètre. Et ce sage exemple nous avertit de n’adorer ni l’un ni l’autre, mais plutôt de fortifier l’un dès que l’autre tyrannise. Le fanatique s’abandonne à l’un et le sceptique à l’autre ; et ce sont deux moitiés d’homme.
. Libres Propos, Première série, Troisième année, n°17, 1er décembre 1923