Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Traduire la poésie

Si quelqu’un s’exerce à traduire en français un poème de Shelley, il s’espacera d’abord, selon la coutume de nos poètes, qui sont tous un peu trop orateurs. Prenant donc mesure d’après les règles de la déclamation publique, il posera ses qui et ses que, enfin ces barrières de syntaxe qui font appui et qui empêchent, si je puis dire, les mots substantiels de mordre les uns sur les autres. Je ne méprise point cet art d’articuler, et bien plutôt je l’aime ; il en sort une amitié de raison. Mais enfin ce n’est plus l’art anglais de dire, si serré et ramassé, brillante, précieuse et forte énigme. ·

J’ai cette idée qu’on peut toujours traduire un poète, anglais, latin ou grec, exactement mot pour mot, sans rien ajouter, et en conser­vant même l’ordre, tant qu’enfin on trouvera le mètre et même la rime. J’ai rarement poussé l’essai jusque là ; il y faut du temps, je dis des mois, et une rare patience. On arrive d’abord à une sorte de mosaïque barbare ; les morceaux sont mal joints ; le ciment les assemble, mais ne les accorde point ; il reste la force, l’éclat, une violence même, et plus sans doute qu’il ne faudrait. C’est plus anglais que l’anglais, plus grec que le grec, plus latin que le latin. Appliquant donc cette méthode de maçon à Shelley, sans autre dic­tionnaire que deux amis qui savent très bien l’anglais, j’arrivais à un Mallarmé en projet et mal dégrossi. Ces expériences d’atelier instrui­sent mieux que tant de livres d’Histoire Littéraire, qui sont des tra­vaux de collectionneur, et non pas d’ouvrier.

 

Marie Laurencin (1883-1956): La songeuse, 1910, Musée Picasso, Paris

 

On sait que Mallarmé était maître d’anglais de son métier. Son travail était de traduire des poètes qu’on ne peut traduire. Je devine assez comment il apprit à traduire en serrant les dents ; d’où il arriva que le français lui apparut avec un visage nouveau, toute syntaxe rabattue, et les mots directement joints. Le burin commande le dessin. Voici une nouvelle logique, et j’en tiens le fil. Voici des substances juxtaposées, comme des pierres précieuses jointes seulement par la force du métal. Purs rapports d’existence, comme la nature les montre, sans aucun pourquoi ni comment. Jeux de substantifs et de verbes. Mettez l’esprit à ce travail ; il pensera tout à neuf. Il verra tout à neuf.

Nous voyons les choses presque toujours selon la logique du pré­toire. Dans Hugo elles plaident le oui et le non ; la nature se tient par les raisons. L’autre poète est ramené au rapport immédiat ; il n’abrège plus ses comparaisons en métaphores ; mais il faut que la métaphore soit en elle-même idée. Il n’y a que la nature des choses qui soit vérité par la seule existence. D’où il arrive que ce jeu substantiel cherche le monde et se borne là. L’objet est directement pensée. De tels rapports, sans intermédiaires, sans persuasives préparations, sont les plus abrupts, les plus abstraits, les plus cachés de tous. Ce sont aussi les plus anciens ; la Bible est jeune à côté. Ainsi ce poème du professeur d’anglais devait être cosmique ou n’être point. Cela n’est point pour diminuer le poète ; ce sont les petites rencontres qui le font dépendant ; les causes extérieures n’expliquent que le médiocre ; la vraie cause, même petite, explique le grand. Suivez jusqu’au détail, vous qui ne craignez point cette lyre nouvelle. Tout Valéry, sans doute, vous viendra aux mains, jusqu’à Eupalinos, car les pensées sont de métier aussi. Vérification admirable, mais qu’il fallait prévoir ; on me disait hier que les Anglais traduisent Mallarmé sans difficulté aucune. J’attends qu’on me dise la même chose de Valéry ; mais non pas tout à fait la même chose, car la forme fait matière seconde.

1er juin 1924 (LP)

Libres Propos, Première série, Quatrième année, n°2, 15 juin 1924

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