Quand on m’annonce une Bibliothèque de Culture Générale, je cours aux volumes, croyant bien y trouver de beaux textes, de précieuses traductions, tout le trésor des Poètes, des Politiques, des Moralistes, des Penseurs. Mais point du tout ; ce sont des hommes fort instruits, et vraisemblablement cultivés, qui me font part de leur culture. Or la culture ne se transmet point et ne se résume point. Être cultivé c’est, en chaque ordre, remonter à la source et boire dans le creux de sa main, non point dans une coupe empruntée. Toujours prendre l’idée telle que l’inventeur l’a formée ; plutôt l’obscur que le médiocre ; et toujours préférence donnée à ce qui est beau sur ce qui est vrai ; car c’est toujours le goût qui éclaire le jugement. Mais encore mieux, choisir le beau le plus ancien, le mieux éprouvé ; car il ne faut point supplicier le Jugement, mais plutôt l’exercer. Le beau étant le signe du vrai, et la première existence du vrai en chacun, c’est donc dans Molière, Shakespeare, Balzac que je connaîtrai l’homme, et non point dans quelque résumé de psychologie. Et je ne veux même point qu’on me mette en dix pages ce que Balzac a pensé des passions ; les vues du génie sont de tout ce monde à demi obscur qu’il décrit ; dont je ne veux rien séparer ; car ce passage du clair à l’obscur c’est justement par là que j’entre dans la chose. Je n’ai qu’à suivre le mouvement du poète ou du romancier ; mouvement humain, mouvement juste. Toujours donc revenir aux grands Textes ; n’en point vouloir d’extraits ; les extraits ne peuvent servir qu’à nous renvoyer à l’œuvre. Et je dis aussi à l’œuvre sans notes. La note, c’est le médiocre qui s’accroche au beau. L’Humanité secoue cette vermine.
En sciences de même. Je ne veux point des dernières découvertes ; cela ne cultive point ; cela n’est pas mûr pour la Méditation Humaine. La Culture générale refuse les primeurs et les nouveautés. Je vois que nos amateurs se jettent sur la dernière idée comme sur la plus jeune Symphonie. Votre boussole, mes amis, sera bientôt folle. L’homme de métier a trop d’avantages sur moi. Il m’étonne, me trouble et me déplace, par ces bruits singuliers qu’il incorpore à l’orchestre moderne, déjà surchargé ; indiscret déjà. Les jeunes musiciens ressemblent assez aux physiciens de la dernière minute, qui nous lancent des paradoxes sur les temps et les vitesses. Car, disent-ils, le temps n’est pas quelque chose d’unique, ni d’absolu ; c’était vrai pour certaines vitesses ; mais il n’en est plus ainsi quand les vitesses considérées sont de l’ordre de la vitesse de la lumière. C’est ainsi qu’il n’est plus évident que, quand deux points se rencontrent, la rencontre se fasse en même temps pour les deux points. Tel est le cri du Canard dans une Symphonie Scythe ; cela étonne comme un bruit étranger.
Ainsi les symphonistes de physique voudraient m’étonner ; mais je me bouche les oreilles. C’est le moment de relire les conférences de Tyndall sur la Chaleur, ou les mémoires de Faraday concernant les phénomènes électro-magnétiques. Cela est éprouvé ; cela tient bon. La Bibliothèque dont je parlais devrait nous mettre en main de telles œuvres. Et je vous conseille, si vous voulez être sérieusement physicien pour vous-même, d’ouvrir quelque mémoire de ce genre sur une grande table, et de réaliser, de vos propres mains, les expériences qui y sont décrites. Une après l’autre. Oui ces vieilles expériences dont on dit ; « cela est bien connu », justement sans les avoir faites. Travail ingrat, qui ne permet point de briller à quelque dîner de Sorbonnagres. Mais patience. Laissez moi conduire pendant dix ans mes rustiques travaux et mes lectures hors de mode, et les Sorbonnagres seront loin derrière.
18 Mai 1921
Ce Propos est traduit en anglais sur le site.