Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Visages

Il y a un genre d’expression qui se jette au visage de tous. Comme ces bavards qui ne peuvent se retenir de parler, ainsi il y a des yeux, des nez, des bouches qui ne peuvent se retenir d’exprimer. On voit des personnages impé­rieux, menaçants, décidés ou mélancoliques, ou méprisants, aussi bien quand ils achètent un journal. J’ai connu un homme qui riait toujours. Ce sont de tristes privilèges, qui rendent sot. Je plains ceux qui ont l’air intelligent ; c’est une promesse qu’on ne peut tenir. Le visage pense le premier, en quelque sorte, et la conversation réelle n’arrive jamais à s’accorder avec les muettes réponses. Je suppose que la timidité résulte principalement de ces messages que l’on envoie en avant de soi sans l’avoir voulu, et dont on ne sait pas soi-même le sens. Aussi toutes les fois que je rencontre quelque homme au visage de spadassin, dû à quelque rencontre de nez, de sourcils et de moustaches, je devine un timide, qui par ce détour peut bien être aussi un violent comme un acteur qui a le costume, mais qui ne sait point le rôle.

De ces petites misères résulte une antique règle de politesse, d’après laquelle il faut dresser le visage à ne rien signifier sans l’avoir voulu. L’esprit gouvernant doit se retirer d’abord sous des apparences neutres comme sous un abri ; sans cette précaution, il se trouve esclave des apparences, et toujours en retard d’une réplique. L’esprit, le sentiment, la beauté même, tout cela doit être d’abord caché et comme réservé. Le prix d’un sourire suppose d’abord qu’on ne sourie pas aux glaces et aux meubles. Il y a une jeune bourgeoise, dans La Chartreuse, dont les yeux semblaient faire conversation avec les choses qu’ils regardaient ; comparez cette petite sotte à la divine Clélia, dont le beau visage n’exprimait d’abord qu’une indifférence non jouée. Mais le plus beau portrait de notre galerie littéraire est sans doute celui de Véronique, dans le Curé de Village. Véronique, enfant merveilleusement belle, dont les traits furent épais­sis et comme masqués par la petite vérole, mais qui retrouvait sa beauté première par l’effet d’un sentiment profond. La vraie puissance pour une femme serait d’être belle à volonté.

 

Sir Thomas Lawrence (British, Bristol 1769–1830 London): Lady Maria Conyngham, 1824, Metropolitan Museum of Art

 

Cela est senti par les effets ; aussi la vraie coquetterie va-t-elle toujours à se garder de plaire; et son mouvement le plus juste est toujours un refus d’être belle, comme l’esprit enferme toujours que l’on refuse de comprendre trop. Au fond, c’est rabaisser ce qui est de nature et relever le prix du consentement. Je crois écrire ici les conseils d’une mère à sa fille ; mais je les entends autre­ment. Je ne considère pas seulement l’effet produit sur le spectateur ; ce qui m’intéresse, c’est ce retour des signes qui agit si puissamment sur le signaleur. La beauté même devient laide si elle s’offre à l’admiration ; vous trouverez aussitôt des preuves de ce que je dis là. La beauté non enveloppée exprime aussitôt un peu d’aigreur et d’inquiétude et quelquefois une sorte de stupidité agressive. De même les signes de l’attention tuent l’attention. L’observateur, à ses meilleurs moments, semble distrait.

23 février 1922 (LP)

Libres Propos, Première série, Première année, n°48, 4 mars1922

Propos sur l’esthétique, 1923, 11, « Visages »

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