Il y a des choses qu’il faut bien accepter sans les comprendre ; en ce sens, nul ne vit sans religion. L’Univers est un fait ; il faut ici que la raison s’incline ; il faut qu’elle se résigne à dormir avant d’avoir compté les étoiles. L’enfant s’irrite contre un morceau de bois ou contre une pierre ; beaucoup d’hommes blâment la pluie, la neige, la grêle, les vents, le soleil ; cela vient de ce qu’ils n’ont pas bien compris la liaison de toutes choses ; ils croient que tous ces faits dépendent de décrets arbitraires, et qu’il y a au monde un capricieux jardiner qui peut arroser ici ou là ; c’est pourquoi ils prient : la prière est l’acte irréligieux par excellence.
Mais celui qui a un peu compris la Nécessité, celui-là ne demande plus de comptes à l’Univers. Il ne dit pas pourquoi cette pluie ? pourquoi cette peste ? pourquoi cette mort ? Car il sait qu’il n’y a point de réponse à ces questions. C’est ainsi ; voilà tout ce que l’on peut dire. Et ce n’est pas peu dire. Exister, c’est quelque chose ; cela écrase toutes les raisons.
Eh bien je croirais assez que le véritable sentiment religieux consiste à aimer ce qui existe. Mais ce qui existe ne mérite pas d’être aimé ? Assurément non. Il faut aimer le monde sans le juger. Il faut s’incliner devant l’existence. Je n’entends pas qu’il faut tuer sa propre raison, et comme se noyer dans le lac ; on n’aurait plus rien alors à incliner : la vie n’est pas si simple. Il faut respecter ce qu’on a de Raison, et réaliser de la Justice, autant qu’on le peut. Mais il faut savoir aussi méditer sur cet axiome : aucune raison ne peut donner l’existence ; aucune existence ne peut donner ses raisons. Une femme qui accouche, c’est tout autre chose qu’un Archimède qui invente.
Vous qui allez vers la Forêt Verte pour saisir autour des branches mouillées les premières vapeurs du printemps, vous trouverez bon que les feuilles s’étalent au nouveau soleil, qu’après cela les graines mûrissent et tombent sur la terre. On pourrait bien dire, si l’on voulait, que chacune de ces graines avait sa destinée, qui était de germer, de pousser, de devenir arbre à son tour ; et cela n’arrive peut-être pas à une, pour un million de graines qui pourrissent. Mais vous ne pensez pas à cela. Vous ouvrez vos yeux et vos oreilles ; le même feu divin se rallume en vous ; vous sentez bien que vous êtes fils de la terre aussi ; vous adorez ce vieux monde ; vous le prenez comme il est ; vous lui pardonnez tout. Allez, amis, aller faire votre prière ; j’entends déjà les cloches de Pâques.
1er avril 1908