Si Hamlet nous tombait du ciel tout nu, sans le long cortège des admirateurs, les critiques s’en moqueraient, non sans apparence de raison. Il ne se trouverait peut-être pas un homme de goût pour prendre l’œuvre comme elle est. Chacun s’est formé une idée du beau, d’après un grand nombre d’objets vénérés. Mais, comme cette idée ne peut nullement produire une œuvre nouvelle, de même elle ne convient nullement à une œuvre nouvelle. Car l’idée est dans l’œuvre, et nouvelle comme l’œuvre même. De tout temps les critiques ont essayé leurs règles et toujours se sont trompés. L’autorité d’un chef de troupe, un acteur aimé, un auditoire de matelots à qui tout spectacle plaît, voilà les premiers soutiens des œuvres médiocres, et aussi des plus belles. Alors commence le véritable travail de la critique, qui a pour fin de trouver des idées dans l’œuvre et non pas de retrouver ses idées dans l’œuvre. Ce travail se fait déjà par l’acteur, sans qu’il y pense ; car, en accordant à l’œuvre les mouvements de son corps et les inflexions de sa voix, comme un chanteur qui accorde sa voix à la forme d’une voûte, il en cherche déjà le sens caché. Et l’auditeur de même, qui y revient, qui se développe selon la profondeur du spectacle, et qui revoit à chaque fois une pièce nouvelle, nouveau lui-même. Mais ce plaisir de revoir, comme le plaisir de relire, échappe au critique. L’erreur du critique est de chercher l’essence, et de nier l’existence.
Les œuvres qui plaisent au critique sont justement celles qui n’existent point. Non pas des forêts où l’on va à la découverte, non pas même des jardins réels, où la nature soutient l’ordre, et rend compte des escaliers et des tournants autrement que par le plan du jardinier, mais des jardins d’opéra où chaque chose est à sa place selon l’idée.. Ainsi se montre une pièce bien faite ou un roman bien fait, marchant par une idée extérieure comme font les machines. De telles œuvres ne se développent point, et ne nous développent point. Elles s’usent par le temps ; les autres grandissent par le temps.
Si les salles de spectacle se trouvaient pleines d’hommes neufs et sans préjugés, les grandes œuvres auraient alors à conserver leur existence avant de montrer leurs perfections. Mais il y a heureusement une rumeur de gloire, une attente de presque tous, et, par la seule puissance du silence, une disposition favorable de tous. J’ai souvent plaint l’œuvre nouvelle, qui vient me trouver sans aucun cortège, non encore soutenue par l’humaine acclamation. Je suis alors comme le juge du tribunal correctionnel ; à peine l’accusé a-t-il ouvert la bouche que le juge prépare les mois de prison et les considérants. De même, je soupçonne mon auteur, et je le guette ; je l’attends à la première faute. Par ce regard ennemi, l’esprit perd aussitôt toute clairvoyance. Voltaire se moque-t-il en rapportant les opinions du sénateur Pococurante, à qui rien ne peut plaire ? Je crois qu’il est lui-même en doute, et partagé entre ses maigres idées et sa propre nature. Mais pouvait-il soupçonner que ses propres tragédies seraient promptement oubliées, et que son œuvre maîtresse était ce roman même de Candide ? L’esprit humain se forme non à choisir, mais à accepter ; non à décider si une œuvre est belle, mais à réfléchir sur l’œuvre belle. Ainsi, en dépit de lieux communs trop évidents, il y a imprudence à vouloir juger par soi. C’est l’Humanité qui pense.
1923