Philosophe Alain

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le site de référence sur le philosophe français Emile Chartier, dit Alain (1868-1951), par l’Association des Amis d’Alain, fondée par ses proches après sa mort.

Le manteau d’Agamemnon

Lucrèce est scandaleux. « Tu sais, dit-il, comment les premiers des Grecs se salirent du sang d’Iphigénie.

Tu vois cette fille aux genoux tremblants, parée, non point pour ses noces; cette chaste fille violée par le couteau. Et pourquoi ? Pour obtenir un vent favorable. Voilà les fruits de la religion. » Que va-t-il chercher là ? Il y avait longtemps que ce sang avait séché; ce n’était plus qu’un sujet de tragédie. L’amour paternel immolé devant un sentiment plus haut, c’est ainsi qu’un poète doit prendre les choses, au lieu de réveiller cette odeur du sang et cette scène d’abattoir. Qui donc pense qu’Iphigénie fut saignée comme un porc ?

La religion est toujours la même. Le sacrifice humain y est toujours le principal. Les religions qui ne tuent point sont des religions usées. Mais le Moloch carthaginois revit sous d’autres noms. De nouveau la tragédie étale les sentiments nobles, et la rhétorique recouvre le cadavre. Mais de nouveau le scandaleux Lucrèce voit les choses comme elles sont. En· ce mois d’août, sous cette brume dorée, sous ce ciel blanc de lumière, sous ce même soleil matinal, la plus belle jeunesse s’en alla mourir. Il ne servit point à ces jeunes hommes d’avoir des pères et des mères. Agamemnon se couvrit la tête de son manteau; geste sublime. Mais, dit l’éternel Lucrèce, plutôt geste symbolique; Agamemnon refusa de juger. Peut-être sentait-il, peut-être craignait-il de comprendre, que toute la crédulité forme un édifice, ou bien que tout roi règne par les têtes voilées. Ces pensées offensent la majesté; aussi sont-elles recouvertes encore d’un autre manteau, orné de gloire et de puissance, non pas pour le roi seul, mais pour tous. Il est bientôt fait de couvrir de ce qu’on doit aux autres un certain art de se manquer à soi-même. Couvre donc ton visage, et n’en pense pas plus qu’Agamemnon. Ce sang était le prix de l’honneur, de la puissance, de la prospérité. Un dieu jaloux voulait ce sacrifice humain.

Lève seulement un pan de ton manteau. Regarde. Quel honneur restera au monde, si tous ceux qui ont de l’honneur sont tués par l’honneur même ? Quelle force a l’État si tout ce qui est faible ou lâche gagne de vivre, et si tout ce qui est fort et courageux gagne de mourir ? Quelle richesse, de cette dévastation ? Quelle victoire et pour qui, si les vainqueurs sont morts ? Mais, bien mieux, quel prêtre de cette sauvage religion oserait promettre la victoire à celui qui se battra bien ? Le courage est le même des deux parts; le mérite est le même ; le sang est versé de même ; et il faut un vaincu. Il n’y a pas plus de relation entre ces morts volontaires et la liberté à venir, la dignité à venir, le droit à venir, la paix à venir, qu’entre l’égorgement d’Iphigénie et les vents de la mer Egée. Voilà ce que verrait Agamemnon seule­ ment par un trou de son manteau. Mais les prêtres et les moines sont sortis: d’entre les pavés; et tant de moines sans froc et tant de jaunes dyspeptiques, et tant d’aigres vieillards, tous ensemble mènent un bruit d’enfer, hurlant que le moment sublime est venu, et qu’il est absolument beau de mourir, et que cette rosée de sang est agréable aux dieux, féconde,. régénératrice. Impie, lâche, traître, inhumain quiconque en doute. Concert formidable, implacable. Agamemnon se couvre la tête. La victime court au-devant. Ces mâles vigoureux ont cela de beau qu’ils se jettent où on les pousse, incapables qu’ils sont de mâcher la peur. Quelle preuve plus éclatante ? Et comment douter après cela que le plus absurde soit justement le plus certain ? Cependant le scandaleux Lucrèce médite encore une fois d’ajuster les causes aux effets et de nier les dieux par précaution, en surmontant l’enthousiasme,· la · pudeur, l’admiration,· et l’horreur même, toujours en secrète alliance avec le sacré. Encore une fois, et toujours visant les dieux réels, réels par l’imagination délirante, il dénonce la religion, conseillère de tant de maux. Tâche ingrate, et cent fois maudite. 1’Iais attention. Sait-on ce que pensent toutes ces douleurs voilées ? Aucun poète ne fut plus lu que Lucrèce.

1er septembre 1923.

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