La pensée est un repentir ; ce n’est pas un remords. Remords est retour amer et inutile ; c’est mauvais usage des fautes ; mais bien plutôt nul usage. Celui qui est content de ce qu’il a pensé, en ce sens qu’il n’y voit nul défaut, c’est un sot ; laissons-le. Mais je ne sais si un tel homme existe. Ce qui est le plus commun, c’est une sorte de désespoir, qui ferme l’idée, qui l’achève, qui la polit, sachant qu’elle n’est pas vraie, et sachant ou plutôt croyant qu’il n’y peut rien. C’est croire qu’on ne peut penser, et faire métier de penser. Cette tristesse passe dans le style et le dessèche. Ce sont de maigres fleurs, et qui s’ouvrent mal. Ou bien, encore pis, c’est un système qui revient toujours, et qui se heurte à ses limites. La région du demi-talent est peuplée de ces aigres peintres, sculpteurs, écrivains, qui sont noués à eux-mêmes, et qui vernissent cette insuffisance. La manière est une sorte de colère. Car c’est une sorte de condamnation de soi, et un avenir de travaux forcés. Un homme de ce genre sait toujours ce qu’il fera. Quel que soit le sujet, il se prépare toujours à tracer sa propre ligne et à signer son propre nom. Il faut un grand déploiement de gloire pour couvrir l’ennui ; mais l’ennui de soi sort par toutes les coutures du style.
Par opposition, on dit d’un trait qu’il est heureux, et c’est très bien dit. Le besoin d’écrire est une curiosité de savoir ce qu’on trouvera. De même le besoin de peindre vient d’une expérience de ces maladresses dont on fait quelque chose. C’est ainsi que j’entends le repentir ; car j’y vois une grande espérance, ainsi que les théologiens l’ont enseigné. C’est bien faire la juste part aux hasards, aux faiblesses, à cette tremblante, hésitante et passionnée mécanique. Mais c’est savoir aussi qu’exprimant toutes choses, et traduisant tout le grand monde dans le petit, elle n’a pas fini de nous étonner. C’est le sentiment de la ressource et de l’imprévisible. C’est revenir au chaos, et joyeusement le reconnaître ; matière de Dieu. Mais il faut s’y fier. Le forçat des lettres ne redescend point jusque-là ; il lui faut des membres d’homme pour faire un homme.
L’idée fausse dans le remords est que l’homme n’est que ce qu’il est. L’homme est fini ; bien mieux tout est fini. Dans l’homme damné il y a une sorte d’ordre, qui ressemble beaucoup à l’ordre de police, qui n’a d’autre valeur que de durer. On s’y tient. C’est une manière d’adorer qui rend fanatique. Il y a une affinité entre le forçat de lettres et la guerre. C’est que la guerre nous somme de redescendre à l’ordre tel quel, et de le trouver beau. La guerre affirme, en gros caractères, que ce sera toujours la même chose. Ce qui effraie dans la guerre, et ce qui pétrifie, ce ne sont point les passions ; c’est plutôt l’ordre. L’homme est ici prisonnier non pas de sa propre folie, mais plutôt de sa propre sagesse, qui développe alors ses suites mécaniques. La guerre, c’est le grand remords.
Au contraire, le repentir est ce qui sauve la nature. Et le bon style aussi sauve la nature, assuré qu’il est qu’il n’y a point de crochet ni de faux pas qui ne puisse tourner à bien. Le mauvais poète choisit sa rime, ou bien la change ; mais le vrai poète, en cette rime venue on ne sait d’où, y reconnaît l’élément sans préférence, et le champ de sa liberté. C’est de même que la pensée sauve toute pensée de traverse, et jusqu’aux plus folles rencontres, par une confiance dans la nature, riche de passages comme une mer. De ce pas aventureux naissent les métaphores. Ainsi de Fagon, le tyrannique médecin, réduit une fois au silence par un rebouteux, Saint-Simon écrit qu’il se limaçonne sur son bâton. Il s’agit de la mort du roi, grave sujet. Et qu’y vient faire ce limaçon ? Aussi inattendu à l’auteur qu’à nous-mêmes. Le style a de la course, alors, et du vent autour.
Libres Propos, Nouvelle Série, Deuxième année, n°5, 20 mai 1928 (CXVI)
Propos de littérature, XVIII